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Georges Sylvain, [1901] 2011 : Cric ? Crac ? Fables de La Fontaine racontées par un montagnard haïtien et transcrites en vers créoles

accompagnées des Notices, Préface, Avertissement et Notes de la 1ère édition ; Présentation de Kathleen Gyssels, avec un CD de Fables créoles lues par Mylène Wagram et la collaboration de Roger Little, L’Harmattan, 2011, 256 p.

mardi 19 juin 2012, par Marie-Christine Hazael-Massieux

On ne peut que se réjouir de voir publier en France, dans une édition accessible pour un large public [1], le texte de Georges Sylvain, auteur haïtien (1866-1925) qui, avec ses Fables de La Fontaine racontées par un montagnard haïtien et transcrites en vers créoles a connu un succès important de son vivant et que la réédition de 1929, après sa mort, n’a fait que confirmer.

On ignore bien souvent en France métropolitaine qu’il existe de nombreuses transpositions des Fables de La Fontaine dans les divers créoles (Caraïbe et Océan Indien). Le premier auteur à avoir proposé une écriture de fables inspirées de La Fontaine dans les mondes créoles est François-Achille Marbot, né en 1817 au Fort-Royal en Martinique (son père Pierre Marbot, sous-commissaire de la Marine, s’était fixé à la Martinique au début du siècle), mort à la Réunion en 1866 (alors Commissaire de la Marine et Ordonnateur de la Réunion) alors qu’il a seulement 49 ans. Sous le titre de Les Bambous, fables de La Fontaine travesties en patois créole par un vieux commandeur, Marbot a publié en 1846 une adaptation remarquable de Fables de La Fontaine et de Florian [2], souvent rééditée de son vivant, mais aussi après sa mort, et diversement copiée dans d’autres mondes créoles. Il est intéressant pour celui qui s’intéresse aux textes créoles anciens, et cherche à comparer les divers créoles, d’analyser les œuvres issues de cette postérité de Marbot. On peut voir que, jusque dans le titre, l’auteur martiniquais a influencé Georges Sylvain.

Notons déjà que la veine lancée par Marbot fait preuve d’une originalité certaine par rapport à la source (La Fontaine), non seulement parce que sont ainsi transposées, selon la culture créole du lieu, les descriptions de La Fontaine (on pense par exemple à la présentation du repas du rat des villes et du rat des champ, des rêves de Perrette à l’idée de l’argent qu’elle obtiendra en vendant son lait à la ville, etc.), mais plus profondément se trouvent aussi manifestés un esprit et un humour créoles, parfois d’ailleurs largement critique par rapport aux attitudes du temps. L’époque peut changer d’un auteur à l’autre, et l’on découvre alors des histoires originales, parfois simplement inspirées de La Fontaine, mais révélatrices des données particulières de ces sociétés marquées par l’esclavage, la débrouillardise, et des traits de caractère bien différents de ceux que soulignait La Fontaine – en adaptant Esope à son époque, le XVIIe siècle.

Ces textes anciens sont tout à fait significatifs quant à l’état de la langue créole qu’il révèle ; en parcourant une nouvelle fois Cric Crac [3]à l’occasion de cette parution chez l’Harmattan, au-delà des remarques que nous faisions déjà dans Textes anciens en créole français de la Caraïbe [4], nous pouvons constater avec le plus grand intérêt que non seulement cette édition reprend la 2e édition (1929), mais y adjoint les notes contenues dans l’édition 1901, très significatives surtout quant à l’explication de certains mots. Comme nous le redirons ci-dessous les explications prétendument grammaticales de Georges Sylvain ne peuvent être utiles que pour le linguiste qui sait les interpréter, et faussent plutôt les représentations que peuvent se faire les lecteurs français d’une langue créole, car l’auteur comme il était de mise à son époque, se sert uniquement de catégories françaises pour expliquer l’haïtien – catégories qui ne conviennent pas plus pour décrire cette langue que ne conviendraient les diverses appellations françaises pour rendre compte des temps du verbe en anglais ou en allemand.

L’édition publiée chez L’Harmattan en 2011 a été réalisée par Kathleen Gyssels, bien connue pour ses travaux sur les littératures du monde créole, qui a écrit une introduction de vingt-quatre pages et a tenu à offrir un CD enregistré par Mylène Wagram, de la Compagnie AWA avec la collaboration de Roger Little, permettant d’entendre certaines des fables du recueil prononcées par une Haïtienne. Certes, le créole a évolué depuis le début du XXe siècle, et la conteuse marque les différences notables à la fois en recourant à une diction contemporaine (que ne pourront sûrement pas regretter tous ceux qui ne maîtrisent pas vraiment l’haïtien oral : cette sur-articulation un peu artificielle rend plus accessible cette langue à de nombreux locuteurs). Par ailleurs, la prononciation est spontanément modernisée : Mylène Wagram ne pourrait avec naturel rendre les données phoniques représentées dans le texte de G. Sylvain qui manifestent l’état phonétique de la langue à la fin du XIXe siècle en Haïti. La prononciation de Mylène Wagram est conforme à l’usage actuel et ne peut donc perturber la compréhension des locuteurs contemporains, même s’ils noteront à l’évidence quelques différences grammaticales.

On sait effectivement que les mots d’une langue sont en constante évolution, sans doute même plus rapidement quand elle est essentiellement orale. Ainsi le « mon » de Sylvain pour le pronom sujet de 1ère personne, devient toujours « mwen » dans la bouche de Mylène Wagram, selon l’évolution que ce pronom a suivie depuis le tout début du XXe siècle (il apparaît d’ailleurs aussi déjà parfois sous cette forme chez Sylvain), manifestant directement pour le linguiste l’écart qu’il peut y avoir en un siècle entre deux états de langue. Mylène Wagram, avec une maîtrise parfaite toutefois, lisant là de la poésie, s’abstient comme il convient de toute élision non retenue par l’auteur au début du XXe siècle (ces élisions sont extrêmement nombreuses en haïtien contemporain). On a pourtant déjà dans le texte, selon les besoins du vers, « m’apé » (pour « moin apé » = je suis en train de, p. 24), « qui t’apé » (« qui étaient en train de », rendu par un imparfait français, cf. « tapé gouillé », p. 104), ou même parfois des formes comme « m’doué » = « je dois » (p. 24). Les Haïtiens découvriront l’usage de « to » en 2e personne (ex. « to vlé fè métié guiol fò ! » (dans « le Loup et l’Agneau ») voisinant parfois avec « ou » (forme contemporaine) : « Ou capab fait moin connin… » (« Ne pourriez-vous pas me faire savoir… », pp. 108-109 dans « Le Cheval et le Loup), sans doute pour rendre un niveau de langue plus formel, plus respectueux – comme c’était l’usage encore bien attesté au XIXe siècle où l’on opposait « to » à « ou » (le « to » a maintenant disparu en Haïti).

Les Français, quant à eux, qui ne comprennent pas spontanément le créole pourront cependant suivre les productions audio en s’aidant du livre : celui-ci comporte le texte créole avec la traduction de Sylvain en regard. Le lecteur saisira vite combien ces fables sont transformées par le nouvel univers qui leur a donné naissance : il ne retrouvera guère que la trame de la fable de La Fontaine, et de nouvelles significations dans un tout nouveau contexte pour son plus grand bonheur.

Certes les notes d’époque placées à la fin mériteraient quelques commentaires : la « grammaire » du créole telle qu’elle est présentée par G. Sylvain est formulée à travers des classifications, et explications qui relèvent de la grammaire française (de la façon dont on formulait les règles de grammaire du français au début du XXe siècle), et ne peuvent que faire croire au lecteur que « le créole, c’est comme du français autrement prononcé ». De fait pour le linguiste ces notes sont très intéressantes car il sait les interpréter et en déduire la présence à l’époque de telle ou telle forme –qui aujourd’hui a pu disparaître – mais elles ne peuvent servir de grammaire pour apprendre et parler correctement le créole pour qui voudrait s’en emparer pour un apprentissage. Elles sont souvent utiles pour le lexique, en expliquant des termes dont l’usage a pu parfois complètement se perdre dans les créoles de la Caraïbe. Mais on restera prudent pour tout ce qui relève de la grammaire et qui ne peut qu’induire le lecteur en erreur – un peu comme si l’on entreprenait de décrire le français en terme de déclinaisons (comme on a pu le faire dans certaines grammaires étrangères du XIXe siècle), ou encore de rendre compte du verbe anglais à travers les catégories du français (présent, passé composé, imparfait, plus-que-parfait, futur, futur antérieur, etc.). Plus généralement, les commentaires de G. Sylvain dans sa « notice » inaugurale sont marqués par les préjugés et les idées toutes faites que suscitaient au début du XXe siècle ces langues qu’on appelle créoles.

Ceci dit, il est intéressant de voir mettre cette œuvre à disposition d’un public large. On peut simplement regretter que demeurent de trop nombreuses coquilles dans l’introduction : outre la brève mention qui est faite de mon nom (p. XXXIII) où l’on m’attribue le prénom de Marie-Claire, on peut regretter que le texte de Kathleen Gyssels, qui parle pourtant un français correct, n’ait pas été relu par un francophone ; même s’il est concevable qu’un non-francophone n’ait pas toujours dans un texte de ce type l’usage attendu, il est vraiment dommage qu’autant d’impropriétés y ait été maintenues faute d’une relecture soigneuse. Les temps de verbe (il est vrai que les usages du français sont en la matière complexe) ne sont pas toujours appropriés. Beaucoup de structures un peu laborieuses manquent de la fluidité attendue dans une telle présentation et le lecteur français peine parfois à saisir ce que K. Gyssels veut dire. Il n’est pas question de relever ici toutes ces coquilles, mais on regrette une fois de plus que les auteurs qui publient chez L’Harmattan, livrés à eux-mêmes, ne reçoivent pas de l’éditeur l’aide minimale qui permettrait à des étrangers d’éviter trop de fautes de langue. En outre, certaines négligences – qui ne sont pas en relation avec la langue – déparent l’ouvrage (p. XIII de l’introduction on renvoie à la p. 7 pour une information qui se trouve p. 4, la note 1 de la page XXIV m’attribue une traduction – qui est celle de G. Sylvain, etc. On pourrait, hélas, multiplier les exemples d’erreurs de ce type. Il est toutefois utile de signaler ces petites carences pour qu’un plus grand soin soit réservé à la relecture en cas de réédition.

Il serait d’autre part judicieux de parler systématiquement d’adaptation ou de réécriture en créole des fables de La Fontaine plutôt que de traduction. De même on ne peut en vouloir à l’éditrice de ne pas être au fait des niveaux de langue en créole, et d’appeler « injures » de simples interjections, parce qu’elles consonnent avec des formes françaises, mais un regard compétent porté sur les notes de Sylvain aurait permis de faire la part du lyrisme et de la recherche de pittoresque dans les explications de l’auteur haïtien. K. Gyssels souligne à juste titre que les fables créoles sont bien plus longues que les fables de La Fontaine qu’elles transposent, précisément en raison de ces nombreux ajouts, détours, embellissements que vise l’auteur créole.

Ceci dit, on peut, comme K. Gyssels, s’attacher à montrer comment l’œuvre de Sylvain reste intéressante aujourd’hui encore. Tous les Haïtiens installés en France trouveront avec bonheur un texte qui a marqué la tradition de leur pays, et qui met en scène des données culturelles significatives (évocation de personnages de contes comme Bouqui et Ti-Malice, par exemple dans « Le Corbeau et le Renard », plats créoles dans « Le rat de ville et le rat des champs ») ; ils seront certainement émus à la lecture de trouver représentées ici tant de réalités auxquelles ils tiennent légitimement. Les lecteurs français, quant à eux, découvriront quelques aspects intéressants, qu’ils risquent toutefois de réduire à un lointain folklore dans la mesure où l’introduction ne permet guère d’aller au-delà de la première impression et prête même parfois la main à une représentation idéologique. Les éloges trop inconditionnels de G. Sylvain dans l’introduction, l’admiration un peu trop entière de K. Gyssels, pour généreuse qu’elle soit, laisse regretter une véritable approche critique, qui serait utile pour le lecteur contemporain en l’aidant à rectifier un certain nombre de points, fort contestables, dans les explications de G. Sylvain. L’introduction à une œuvre du début du XXe siècle aurait gagné à un approfondissement du regard, sans faire confiance abusivement à l’auteur en considérant comme véridique tout ce qu’il affirme, notamment dans ses notes.

Par ailleurs il nous semble utile de souligner encore ici quelques détails : le « malfini », substitué à l’aigle de La Fontaine (« L’Aigle, la Chatte et la Laie » devient « Chatt, Cochon ac Malfini ») est bien un oiseau rapace des Antilles très présent dans les représentations populaires et dans les contes : l’allusion de K. Gyssels aux climats nordiques semble curieuse et propre à dérouter le lecteur. Quant à la « traduction » française donnée par G. Sylvain, et bien que ce soit à elle que se réfère l’éditrice pour comparer G. Sylvain à La Fontaine, il convient de souligner qu’elle est parfois décalée par rapport à l’original créole, surtout au plan stylistique : G. Sylvain se plaît à réécrire des fables dans un français tantôt un peu ampoulé, tantôt trop familier. Les registres de ses fables ainsi ne sont pas toujours correctement rendus par l’auteur lui-même, victime des préjugés d’un grand bourgeois qui parle de « gentil dialecte » pour désigner la langue parlée en Haïti (cf. Avertissement p. 15), alors vite envisagée comme par beaucoup auteurs de ce temps dans sa « mollesse onduleuse » ou alors comme un parler qui « dans une révélation soudaine, se transforme en muscles et en nerfs, en articulations d’acier, en vigueur farouche, en sauvage énergie » (p. 9 : courte préface de Louis Borno 1899). Sont ainsi projetés sur la langue, ce que l’auteur veut dire des Créoles, conformément aux a priori ethniques qui remplissent la littérature du XIXe siècle : il eut été bon de le souligner dans les commentaires faits aujourd’hui sur l’ouvrage.

On aurait aimé encore voir discuter de l’originalité véritable de Sylvain qui a pris de nombreuses idées à Marbot : pas seulement une forme d’écriture, mais parfois des façons précises de raconter telle ou telle histoire. Dans « le Loup et l’Agneau » le « je suis un bâtard » est repris directement de Marbot – ce que K. Gyssels a omis de vérifier. Quand La Fontaine évoquait, comme on le sait « si ce n’est toi c’est donc ton frère », Marbot a initié un détour par « si ce n’est toi c’est donc ton père », pour permettre précisément de faire « rire la galerie » avec la déclaration de bâtardise en rapport avec les pratiques si fréquentes de « polygamie » dans les îles créoles. Cette adaptation par Sylvain de ce qui est déjà une adaptation de La Fontaine chez Marbot, conforme à celles auxquelles se sont livrés d’autres auteurs créolophones, depuis Marbot jusqu’à aujourd’hui, serait d’autant plus intéressante à souligner que l’on aurait pu la comparer à celles qui sont faites par d’autres auteurs, en rendant ainsi mieux compte des différences culturelles entre ces pays créoles. Dans la réalisation concrète, dans les allusions culturelles, dans le ton, chez Sylvain on retrouve Marbot beaucoup plus que La Fontaine. En 1954, André Viatte soulignait déjà [5] : « Georges Sylvain a un précurseur à la Martinique, le fabuliste Marbot, qu’il imite de près », comparant en note précisément le passage que nous citions ci-dessus sur la bâtardise avec le passage correspondant chez Sylvain, tout en soulignant aussi l’originalité de l’auteur haïtien :

« Georges Sylvain transcrit littéralement les premiers vers et les derniers, il emprunte à Marbot sans le dire - on le regrette - le trait de l’agneau qui se déclare bâtard, la description du loup avec son visage blême, ses remontrances au jeune insolent ; mais il introduit à son tour l’allusion au loup-garou, les excuses de l’agneau au loup qualifié de « général », assez d’enjolivements pour que le mot de plagiat semble excessif. ».

Kathleen Gyssels de son côté insiste le plus souvent sur l’originalité et le talent de Sylvain. Peut-être ne connaît-elle pas suffisamment les autres « fables » créoles, publiées au cours des XIXe et XXe siècles, largement inspirées par Marbot, et se laisse-t-elle aussi emporter par les propositions fréquentes d’une lecture de Marbot au premier degré. Celui-ci, écrivant à la veille de l’abolition de l’esclavage, est souvent présenté comme un anti-abolitionniste militant qui veut rappeler à l’ordre les esclaves tentés par le marronnage. Par comparaison G. Sylvain n’a aucun mérite, cinquante ans plus tard, à se prononcer contre la servitude et à esquisser (mais le fait-il vraiment ?) la critique d’une société injuste ; on peut même le trouver un peu « tiède », et il ne sait guère s’éloigner de Marbot sur ce plan pour poser des idées neuves en matière politique, alors même que les débats autour de l’esclavage ne sont plus directement de mise en Haïti, pays indépendant depuis 1804. C’est à ce propos, en citant un avis de lecteur qui met en avant chez Sylvain la volonté de « prêcher la résignation », que K. Gyssels dénonce une lecture au premier degré, reprochant à ce lecteur de n’avoir pas su dépasser la première impression. N’est-ce alors que pour Sylvain qu’il conviendrait de lire l’œuvre au second degré, alors que Marbot serait exclusivement rejeté dans les ténèbres du temps de l’esclavage ? Si l’on n’est pas en mesure de développer ici divers argumentaires et une analyse plus complète des interprétations qui sont données à propos de l’auteur martiniquais, il conviendrait de ne pas clore trop vite la question ici, et il semble de toutes façons inconcevable de juger le talent littéraire des auteurs à l’aune des idées politiques qu’on leur prête, en sauvant l’un pour ses thèses non explicites, et en accablant l’autre pour des thèses finalement assez communes à son époque avant l’abolition.

On laissera là l’esclavagisme – certes abominable mais qui ne peut servir de véritable clé de lecture pour une œuvre dont l’intérêt littéraire ne peut être réduit à quelques idées simples. Il est nécessaire d’apprécier, à sa juste valeur, un auteur dont le propos est d’abord de se livrer à une adaptation divertissante de fables connues de ses lecteurs, et qui pour cela exploite largement toutes les ressources du créole, montrant ainsi qu’il s’agit d’une langue qui permet effectivement de tout dire.

Le véritable tour de force de G. Sylvain est d’avoir réussi, tout au long de son ouvrage, à rendre en « vers créoles » et en rimant l’ensemble de ces fables. Ces rimes, parfois un peu acrobatiques ont d’ailleurs l’avantage de nous permettre de savoir comment doivent être prononcés les mots graphiques que l’auteur préfère noter tantôt assez phonétiquement, tantôt « à la française » : on notera dans le court extrait suivant le traitement différent donné à « vré » (= vrai) et à « dit » (dans « ça zott va dit = ce que vous direz » - le « t » de « dit », forme invariable en créole du verbe « dire », n’ayant aucune justification ici) :

Extrait de « Téta qui couè li capab gros con Bef » (La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf) :

« Li dit : « Eh ben, main ! Gadé !
« Zott va ouè si cé pas vré !
Moin va rivé mainm pi loin,
« - Calalou-crab’ tranglé moin ! » -
Li commencé enflé cò :
Pésé ! Pésé ! Et pi : « Dit, alò,
« Si moin pas gros tancou li
« Press ! Gadé moin ben ! » - « Bichi ! »
« Ou trò coutt ! Ou té doué tann
« Ou mangé in pé bannann ! »
« Malgré tout ça zott va dit,
Moin gangnin tròpp lesprit, pou
« Moin pas ouè m’apé grossi »… » [6]

On invitera donc le lecteur à se plonger sans hésiter dans le texte créole, présenté avec le texte français en regard : les graphies retenues à l’époque, assimilent souvent un peu vite les mots créoles à des mots français considérés comme « étymons » sans que les vérifications nécessaires aient pu être effectuées, mais le lecteur français, par là-même est guidé dans l’identification des mots (surtout les mots courts). G. Sylvain, cependant ne néglige pas les ressources phonétiques quand elles lui apparaissent nécessaires. Entraîné par la voix de Mylène Wagner, le lecteur découvrira vraiment le texte haïtien qui lui deviendra plus familier après quelques auditions, même si la parenté avec les fables de La Fontaine, assez lointaine comme on le comprendra vite, est de fait surtout une source de divertissement supplémentaire – ce que visait l’auteur haïtien.

[1] La dernière édition européenne de cette œuvre est l’édition donnée par Kraus Reprint avec d’autres œuvres créoles (Nendeln, Liechtensein, 1971), édition chère et rare, qu’on ne trouve guère que dans des bibliothèques spécialisées par exemple à la bibliothèque de l’Institut d’Etudes Créoles, maintenant accueillie par le Laboratoire Parole et Langage à Aix-en-Provence.

[2] Si l’on ne mentionne que La Fontaine dans le titre, R. Chaudenson et G. Hazaël-Massieux (« Marbot, Sylvain, Young et les autres », in Etudes Créoles, vol. X, n° 1,1987, pp. 35-54) ont pu établir la place que les fables de Florian tiennent aussi dans le recueil de Marbot. Jean-Pierre Claris de FLORIAN (1755-1794), auteur très prolifique, a écrit des chansons, des Arlequinades, de très nombreuses comédies, etc. et ces fameuses fables : les fables complètes de Florian ont été rééditées en 1991.

[3] Cette expression qui donne le nom au recueil de fables correspond à la formule proférée dans certains mondes créoles pour l’entrée dans le conte.

[4] Marie-Christine Hazaël-Massieux, 2008, Publibook, Paris

[5] Auguste Viatte, 1954 : Histoire littéraire de l’Amérique française, Presses Universitaires Laval, Québec, Presses Universitaires de France, Paris, p. 419, et en particulier note 2.

[6] « Il dit : « Eh ! bien, voici ! Regardez : / « Vous verrez si je ne dis pas vrai ! / « J’irai même au-delà, / « Ou qu’un calalou-aux-crabes m’étrangle ! » / Il commence à s’enfler le corps. / Et allez donc ! et allez donc ! Puis : « Dites à présent / « Si je ne suis pas aussi gros que lui / « Presque ! Regardez-moi bien ! » - « Que nenni ! / « Tu es trop court ; tu aurais dû attendre / « D’avoir mangé quelques bananes. » / - « Malgré tout ce que vous direz, / « J’ai trop d’intelligence pour / « Ne pas voir que je grossis… »

Marie-Christine Hazael-Massieux (mchm@hazael-massieux.fr)