Logo Creolica

CREOLICA


A propos de Jeannot et Thérèse : une traduction du Devin du village en créole du XVIIIe siècle ?

jeudi 8 septembre 2005, par Marie-Christine Hazael-Massieux

image 32 x 32

version imprimable de l’article

Je voudrais présenter ici quelques hypothèses concernant les textes anciens de la Caraïbe, en intégrant et commentant un texte – nouveau par rapport à la série disponible -, texte re-découvert récemment à Londres par Bernard Camier, musicologue [1], qui m’a sollicitée pour la lecture et la retranscription du manuscrit, puis pour son analyse linguistique. Nous avons publié ce texte en Haïti, rendant ainsi à César ce qui est à César, dans la Revue de la Société haïtienne d’Histoire et de Géographie [2], avec quelques notes indispensables, mais je souhaite faire ici des commentaires linguistiques plus abondants, en attendant la publication du texte et son analyse complète dans le cadre de l’ouvrage en cours : Textes anciens en créole dans la Caraïbe (à paraître dans la « Kreolische Bibliothek », dirigée par Annegret Bollée).

Il faut dire que ce texte, d’un dénommé Clément, était connu et évoqué à la fois par Moreau de Saint-Méry [3], par Fouchard, 1995 [4], et par G. Hazaël-Massieux [5]. L’œuvre retrouvée à Londres ne lève pas tous les mystères : il semble après examen soigneux que le manuscrit dont on dispose corresponde à la version de 1783 (il en existe une première version de 1758, mais qui a été dérobée à l’auteur qui a dû reconstituer une version de son opéra : celle apparemment à laquelle nous nous référons ici).

Quoi qu’il en soit, l’étude de ce texte, qui doit s’entourer de nombreuses précautions méthodologiques, est pleine d’enseignements. D’abord probablement pour la datation des créoles de la zone : par l’étude des formes grammaticales présentes – et le constat de l’absence ici de certaines structures attestées ailleurs, et sans doute plus tardivement -, on est amené à proposer de repousser vers l’extrême fin du XVIIIe siècle certains des textes en créole de la Caraïbe, difficiles à dater parce qu’anonymes. C’est ainsi que « La Passion selon St Jean » [6], dont la date de rédaction n’a pu être établie avec certitude, mais qui apparaît écrite dans un créole beaucoup plus élaboré que le texte de Clément, me semble devoir être considérée comme postérieure ou au mieux contemporaine du texte de Clément et alors à situer dans une autre zone géographique et dans un tout autre contexte sociologique. Rappelons que Guy Hazaël-Massieux considérait ce texte comme « précoce » - fort d’ailleurs des commentaires d’historiens qui, d’après le papier et la forme des graphies manuscrites, proposaient de dater le manuscrit de la première moitié du XVIIIe siècle, tout en précisant qu’il était possible d’utiliser une variété de papier pendant quelques décennies après sa production. Guy Hazaël-Massieux, surpris cependant car il n’existe aucun texte créole d’une certaine longueur avant 1750 (Lisette quitté la Plaine daterait de 1757), imaginait même dans ces conditions de l’attribuer au Père Pierre Boutin, ou à son environnement (Pierre Boutin a vécu de 1672 à 1742). Toutefois, cette datation nous semble de plus en plus improbable – il faudrait sans doute revoir plus finement l’étude externe (papier, forme des lettres) – car à l’examen de la langue, il nous apparaît de plus en plus que le texte doit dater des années 1780-1790 [7]. L’élément décisif en matière de datation serait la localisation géographique qui permettrait de mieux attribuer les variantes à une zone : les évolutions des créoles peuvent se révéler différentes d’une zone à l’autre.

Soulignons encore que la comparaison de divers textes fait déjà ressortir des traits qui permettent d’opposer, dès la fin du XVIIIe siècle, des textes des Petites Antilles (la « Passion… » en semblerait originaire), à des textes du Cap haïtien (comme le texte de Clément qui est l’objet de cet article) et à des textes rapportés globalement à Saint-Domingue (comme ceux des Idylles ou essais de poësie créole par un colon de St-Domingue, 1811, que nous étudierons plus longuement ailleurs), sans doute alors originaires de Port-au-Prince.

Enfin, on découvre un vocabulaire particulier et un univers sémantique nouveau du fait de l’adaptation que subit l’opéra de Rousseau : la transposition dans l’univers de Saint-Domingue, les allusions aux realia de l’époque, sont l’occasion de confirmations ou de découvertes sur la vie dans les colonies au XVIIIe siècle.

Jeannot et Thérèse de Clément se présente comme un « opéra » en vaudevilles, avec sept scènes ; l’œuvre est sous-titrée précisément « parodie nègre du Devin du village » : il faut entendre par là que l’on n’a pas effectivement une véritable traduction mais une adaptation, assez souple, du texte de J.J. Rousseau. Rappelons que le Devin du village de Rousseau est daté de 1752. On ne peut exclure d’ailleurs, en comparant les textes, que Clément ait été également inspiré par le Bastien et Bastienne de Mme Favart [8], parodie de Rousseau « en patois » qui date de 1753.

Dans un opéra « en vaudevilles », comme a pu le démontrer B. Camier qui a retrouvé et noté tous les airs employés dans l’opéra, ce sont des airs bien connus à l’époque qui servent de support aux propos échangés par les personnages. Ces personnages sont ainsi présentés :
- Jeannot amant de Thérèse
- Thérèse amante de Jeannot
- Simon magicien
- Nègres et négresses dansants

Si l’intérêt au plan musicologique semble mince, aux dires mêmes de B. Camier, si par ailleurs la mise en regard directe du texte de Clément et du texte de Rousseau est également peu significative car à part une thématique commune, les traitements sont malgré tout fort différents sur le plan linguistique, l’œuvre présente pour nous, linguistes et créolistes, un très grand intérêt. Il s’agit de toutes façons d’un texte assez précoce dans l’histoire des textes créoles (1783 vraisemblablement, cf. ci-dessous), bien situé géographiquement (Clément est installé au Cap en Haïti, et c’est là qu’ont été données les principales représentations de la pièce) : l’analyse grammaticale détaillée est prometteuse, et a priori confirme d’ailleurs l’hypothèse que nous avancions dans un article antérieur [9], à savoir que, en remontant dans le temps, on constate que des formes, maintenant parfaitement séparées, différenciées dans les créoles de la Caraïbe, sont toutes mêlées à l’intérieur d’un même texte, parfois de la même phrase, montrant ce qui se passe dans une langue avant tout phénomène de grammaticalisation [10] et de stabilisation qui amène à retenir et à organiser certaines formes aux détriments d’autres. Avant la grammaticalisation, ce sont des éléments lexicaux qui coexistent (même s’ils ressemblent aux morphèmes grammaticaux qu’ils deviendront) et les auteurs ne voient aucune raison de choisir une forme plutôt qu’une autre – d’où notre impression qu’ils choisissent de façon aléatoire : dans certains textes anciens, on peut trouver ainsi tantôt « -moé », tantôt « a moé » comme possessif, nous verrons que peuvent se remplacer aussi bien « va » que « lé/allé » comme marques du futur, et que l’on peut même dans le même texte trouver des futurs « morphologiques » (comme « diré »).

1) Datation et localisation du texte

Cette parodie du Devin du village de J.J. Rousseau, œuvre lyrique originale de 1752, est attestée à Saint-Domingue quelques années seulement après la création de l’œuvre en France, soit en 1758. Jeannot et Thérèse (on retrouve sans doute dans le titre une allusion directe à Jean-Jacques et Thérèse Levasseur) a été l’objet de nombreuses représentations et a connu une vogue durable et une popularité générale (avec des représentations au Cap, à Port-au-Prince, à Léogane, etc.). Ces représentations sont signalées dans la presse, en particulier dans les Affiches américaines ou Suppléments aux affiches américaines [11]. C’est d’ailleurs par ces annonces que l’on apprend la mésaventure qui est arrivée à l’auteur, un dénommé Clément, dit « comédien du Cap », et certainement personnage haut en couleur de la vie artistique locale. De fait, si l’œuvre est mentionnée dès 1758, c’est au début des années 1770 que l’on trouve la première annonce d’une représentation de la parodie créole dans la presse.

Ce Clément semble avoir écrit d’autres œuvres en créole et en français, mais qui ont disparu, dont sans doute un roman. On ne sait pas grand chose de lui, sauf qu’il était un blanc créole, et les indications apparemment nombreuses, données par Fouchard [12], ne concordent pas toujours avec celles données par Moreau de St-Méry, probablement plus sûres puisqu’il signale ses rencontres avec Clément qu’il connaissait bien et fréquentait. Fouchard mêle sans doute dans le portrait de son Clément plusieurs personnages qui portaient peut-être d’ailleurs le même nom, mais notre auteur n’est vraisemblablement pas le Claude Clément mentionné par Fouchard. Si l’on en croit Moreau de St-Méry l’auteur de la pièce a connu de grandes difficultés financières - ce qui est d’ailleurs confirmé par certaines annonces dans la presse - mais ceci précisément ne correspond guère à ce qui est dit par Fouchard : il présente son Clément comme ayant très bien réussi, après des difficultés momentanées (il faut bien pour Fouchard justifier le couplet cité par Moreau de Saint-Méry concernant les malheurs de la troupe grugée par un certain Charpentier qui aurait pris la direction de la troupe, l’entraîna à frôler la faillite et disparut avec tous les habits et décors) [13]. Fouchard dit de son « gros Clément » :

« … il vit heureux. La fortune lui a souri. Les cachets de la Comédie, ses droits d’auteur, le bénéfice des représentations à son profit et sans doute aussi de petits négoces lui ont permis de devenir propriétaire à la longue de quatre immeubles […] Cette agréable existence, à l’abri des soucis et dans le réconfort d’une carrière triomphale se poursuit […] jusqu’au mois d’août 1791 [où a lieu la révolte des esclaves qui marque la ruine de Clément]. » [14]

L’annonce de la représentation du 6 février 1781 dans le Supplément aux Affiches américaines est ainsi libellée :

« Thérèse et Jeannot, parodie créole du Devin du village par M. Clément, comédien du Cap avec la Dame Acquaire dans le rôle de Thérèse, le sieur Acquaire dans celui de Jeannot et le sieur Goulard dans celui de Papa Simon. Le décor représentera une place à vivre avec la hutte de papa Simon. A la fin le Sieur Acquaire dansera un pas créole. »

Un passage de Moreau de Saint-Méry concerne les rapports de Rousseau avec Saint-Domingue. Il rapporte effectivement une anecdote sur Rousseau qui commente, avec un ton méprisant, une représentation qu’on lui signalait à Saint-Domingue. L’auteur genevois ne pouvait ignorer le succès de cette pièce mais n’était sans doute pas heureux d’être joué par des amateurs et qui plus est parodié en créole :

« M. de Bory, gouverneur-général, trouvant Rousseau au café de la Régence à Paris, crut lui faire un compliment en lui disant : « J’ai vu jouer votre Devin du village au Cap-Français » - Tant pis pour vous lui répondit le sévère Jean-Jacques, qui n’avait sans doute pas mis au rang des béatitudes théâtrales, celle d’être joué par des amateurs. » [15]

Il semble en outre que, de façon indirecte, Rousseau ait entretenu un lien avec Saint-Domingue, lien dont la teneur exacte ne peut encore être précisée. Dans le volume II des Oeuvres complètes (La nouvelle Héloïse – Poésies – essais littéraires) de la Pléiade qui contient Les consolations des misères de ma vie (œuvre classée comme chanson, poésie), les éditeurs Bernard Gagnebin et Marcel Raymond précisent (p. 1908) que cette « romance reprend un thème familier à Rousseau, celui-là même du Devin du Village ». De fait pour ma part, j’étais plutôt sensible à une ressemblance avec « Lisette quitté la plaine » [16]. Or dans un article intitulé "Une amitié méconnue : Jean-Jacques Rousseau et le marquis de Flamanville" [17], Hugues Plaideux signale que le Marquis de Flamanville avait demandé à Rousseau de mettre en musique la chanson « Lisette quitté la plaine » (probablement en 1776) ! Rousseau dont on connaît les constants besoins d’argent l’a apparemment fait (dans son article Jean-Paul Hervieu donne la première strophe avec musique de « Lisette ») ; le recueil posthume (publié en 1781 après la mort de Rousseau) intitulé Les consolations des misères de ma vie, qui livre des poésies et chansons donne une version française fort arrangée de « Lisette », qui s’appelle désormais Lucille : celle dont les éditeurs du volume de la Pléiade disent qu’elle est inspirée du Devin du Village. Ce poème commence :

« Il est donc vrai, Lucille,
Vous quittez le hameau.
Cherchez-vous à la ville
Quelque hommage nouveau ? »

Certes le thème n’est pas vraiment différent de Jeannot et Thérèse qui a été inspiré par Le Devin du Village – c’est un thème classique de l’époque – et cela explique la remarque des éditeurs dans la Pléiade. Mais il est vraisemblable que la chanson « Lisette quitté la plaine » [18] a aussi – et peut-être plus encore – été à la source de ce texte des Consolations des Misères de ma vie !

Si la localisation à Saint-Domingue, et plus précisément au Cap, de l’œuvre de Clément ne peut être remise en question, on peut malgré tout s’interroger sur l’origine de l’auteur : était-il né au Cap, locuteur natif du créole ? Si l’œuvre est « parodique » par rapport à Rousseau, il ne semble pas que la langue soit elle-même une parodie du créole : on y retrouve nombre de traits, comme nous le verrons, qui sont attestés dans des œuvres de la même époque. Mais il semble toutefois que par comparaison, « La Passion selon St Jean », texte anonyme qui a dû être écrit vers la même époque, comme nous le disions, représente un créole « plus élaboré », c’est-à-dire qui s’est davantage écarté du français. Cela tendrait à en faire


- soit une œuvre plus tardive que l’œuvre de Clément et/ou provenant d’un autre lieu
- soit à noter dans Jeannot et Thérèse l’usage d’un créole plus proche du français, peut-être en raison d’un usage moins « basilectal » qui pourrait être le fait d’un non-natif ou d’un personnage dont la culture française freine certaines libertés dans l’écriture, rendant assez peu compte de la prononciation réelle – que toutefois la rime et la versification aident parfois à supposer.

Comme il semble très difficile de repousser la « Passion » au-delà de la fin du XVIIIe siècle, on peut penser que cette deuxième hypothèse mérite de retenir toute notre attention et qu’elle a pour conséquence de démontrer en quelque sorte l’existence de variétés différentes de créole dès l’origine dans la même région, si ce n’est dans un même territoire [19]. Le trop petit nombre de textes dont on dispose à cette époque ne permettent pas de conclure avec précision et de façon catégorique.

Il faut ajouter en outre la curieuse aventure qui est arrivée à Clément et qui fait s’interroger sur le fait que l’œuvre dont nous disposons, accessible à Londres dans une subdivision du fond de la Haute Cour de l’Amirauté anglaise, contenant les papiers privés saisis en mer (HCA 30/213 à HCA 03/440) serait effectivement de la main de Clément.

« …cette parodie du Sieur Clément de 1758 qui la fit jouer pour la première fois la même année sur le théâtre du Cap avec succès. Quelques jours après la représentation un amateur de nouveautés dramatiques mais peu délicat sur les moyens de se le procurer vint faire une visite à l’Auteur dont celui-ci paya l’agrément par l’escamotage du seul manuscrit qu’il avait conservé. Depuis cette époque ce pauvre manuscrit passa de main en main comme la fiancée du Roi de Garbe, tomba entre celles d’un caboteur qui, versé dans le style de Papa Simon, fut content de porter avec lui de quoi l’amuser dans sa navigation du Nord au Sud. Ainsi, de rivage en rivage, Jeannot et Thérèse sont parvenus aux trois spectacles du bas de la Côte qui tour à tour et à plusieurs reprises en ont tiré le meilleur parti possible. L’auteur a eu beau écrire pour avoir une copie dudit manuscrit on a tout gardé, semence et récolte […] Enfin une honnête personne de cette ville, instruite de ses recherches, a eu la bonté de lui en donner un exemplaire tel qu’on l’avait reçu, tronqué mal écrit et plein de lacunes. Le Sieur Clément a donc revu et corrigé son opuscule négro-dramatico-lyrique et l’a augmenté d’un accompagnement de basse, violons et de deux duos [20]afin de le faire reparaître sur son théâtre natal, avec de nouveaux agréments, aux yeux d’un public dont il a plus d’une fois éprouvé l’indulgence et à qui il doit tout son zèle. » (Commentaire des Affiches américaines lors de l’annonce d’une représentation, le 18 janvier 1783).

La version disponible serait de fait la 2e version (1783) : la présence de « timbres » nouveaux, inconnus avant 1760, tel notamment « Babet que tu es gentille » [21] semble exclure que l’on ait affaire à la version dérobée à Clément qui datait de 1758, mais bien plutôt à celle qu’il a reconstituée à partir de documents fournis par une personne de son entourage qui avait sans doute assisté à des représentations.

2) Eléments concernant la langue du texte

Ces points d’histoire ayant été signalés, il nous importe ici d’essayer de décrire les traits linguistiques principaux caractérisant le texte et ainsi d’apporter une contribution à l’étude du créole du XVIIIe siècle dans la Caraïbe.

Nous avons pu ailleurs rappeler les précautions méthodologiques pour l’approche des textes anciens [22] : nous n’y reviendrons pas directement ici. Nous rappellerons simplement que les textes anciens ne nous donnent accès qu’à de la langue écrite, parfois marquée par l’origine de l’auteur (nous avons vu que Clément est un blanc créole [23], qui a appris à écrire bien sûr en français !) et par le genre littéraire (théâtre ici, qui répond à des contraintes particulières, mais l’on a aussi, dans ces époques reculées, des textes évangéliques, de la poésie, etc.). On ne peut donc prétendre trouver toutes les variétés de créole, mais seulement certaines variétés. Comme toutefois, les variétés orales et populaires sont irrémédiablement perdues, il faut bien se contenter de ce que l’on a et chercher malgré tout à en tirer le maximum.

Quelques points concernant graphies et prononciation

Nous avons indéniablement affaire à du créole. Ce ne sont d’ailleurs pas toujours les graphies qui permettent le mieux de mesurer les écarts entre le français de l’époque et la langue du texte. On sait que les graphies du XVIIIe siècle sont moins « fixées » qu’à notre époque, et certaines des notations de l’auteur pourraient n’être que la conséquencedecefait.Quelques remarques s’imposent toutefois pour une interprétation correcte des faitsgraphiquesdanscemanuscrit – faits qui parfois d’ailleurs révèlent des données phonétiques et indiquent des points caractéristiques de ce créole :


- toutes les lettres ne sont pas représentées : on trouve « vou », à côté de « vous », « faire », mais également « fair » ; si l’on a souvent « pé » (pour peut/pouvoir) on a aussi une fois « paie » (sc. 2, p ; 151) : « vous paie voir li » = vous pouvez le voir, qui montre bien les incertitudes de l’auteur ; on a aussi des notations comme « cré » (croire), « dré » (droit), ou encore « quarquier » (quartier), « mequié » - mais aussi « métié » (métier) et même parfois sont ajoutées des lettres qui ont pour vocation de marquer une prononciation particulière : à côté de « moi » qui ne nous indique malheureusement rien directement sur la prononciation [24], on trouve la graphie « moins » (« ba moins secret », scène 4), très significative puisqu’elle indique la prononciation réelle, c’est-à-dire la tendance à la nasalisation de [mwe], même si le « s » de « moins » est ici parfaitement inutile (mais l’auteur se laisse entraîner par le modèle français !). Nous verrons cependant comment et pourquoi on peut penser que la plupart du temps c’est la prononciation [mwa] qui est en usage dans le texte de Clément.
-  On ne s’étonnera pas des frontières de mots incertaines : « moi bali calin », qu’il convient bien sûr d’analyser « moi ba-li calin » = litt. je lui donne un calin.
-  Les accents aigus ou graves sont parfois représentés sur le manuscrit, parfois non, et ils ne sont pas toujours placés comme on l’attendrait : Alors que conné n’apparaît que sous cette forme, faut-il penser qu’il y a à distinguer entre un « gagne » et un « gagné/gagner » ?
-  On n’a aucune ponctuation - ce qui complique souvent la lecture et même parfois l’interprétation : heureusement que la notation théâtrale par lignes successives (avec des vers) permet de restituer les unités principales : « moi lé trouvé papa Simon / li guéri moi ouanga li bon » = j’ai été trouver Papa Simon ; il m’a guéri ; son remède était bon. Certains passages restent cependant difficiles à interpréter : pour « dans quior moi miré », on pourrait lire « dans quior-moi, miré ! » regardez dans mon cœur, ou bien « dans quior, moi miré » : je regarde dans le cœur, je sais lire dans les cœurs. C’est le contexte qui permet de penser que c’est la deuxième interprétation qui est à retenir.

Le verbe

On notera bien sûr le caractère quasi-invariable de la base verbale : « Vous pas conné », « moi palé cherché toi querelle », avec toutefois une difficulté : la notation extrêmement imprécise des accents ne permet pas de savoir si l’on a vraiment partout la forme en « -é », car pour certains verbes la notation sans accent apparaît : gagne / gagné, songe / songé : aucune répartition ne semble en tout cas justifier une opposition : les formes avec accent ou sans accent noté semblent arriver de façon parfaitement aléatoires, et pour certains verbes on a toujours la forme de l’infinitif (ex. voir, sans variation) ou une forme conjuguée invariable (cf. conné). La « conjugaison » s’effectue grâce à des particules antéposées à cette base, qui retransmettent, comme en créole contemporain, certaines valeurs temporelles ou aspectuelles.

La négation
On notera toutefois déjà comme marqueur créole significatif la place de la négation, toujours placée avant le verbe « moi pas savé changé » (sc. 2, p. 150) = je ne sais pas changer, « vous pas doit flatté volage » (sc. 2, p. 153) = vous ne devez pas flatter le volage, « vous pas gagné bouche » = litt. vous n’avez pas de bouche (« Vous avez perdu votre langue ! » Thérèse expliquant à Simon, sc. 2, qu’elle reste « farouche » à l’égard des autres garçons qui lui reprochent de ne pas parler) – et ceci systématiquement. Toutefois deux cas d’exception, relevés souvent par les auteurs qui se sont intéressés à la négation créole [25], permettent sans doute de mieux comprendre comment cette place, étonnante au regard de l’ordre français, a été attribuée à la négation en créole ; on trouve ainsi :
« mal moi n’a pas pour rire » = mon mal n’est pas une plaisanterie (p. 150)
ou encore « na pas faire trop malice » (sc. 2, p. 154).
« napas barassé malhor layau » (sc. 4, p. 158) = ne t’embarrasse pas de ces tracas
Ou encore : « faut pas vous si chagrin » = il ne vous faut pas avoir de la peine (sc 2, p. 150),
« faut pas toi manqué courage » (sc. 4, p. 159) = il ne te faut pas manquer de courage et quelques autres.
Rappelons qu’en français le « pas » (2e partie de la négation) suit le verbe simple : « il mange pas », même quand la première partie (ne) est omise ; en revanche il s’intercale entre l’auxiliaire et le participe passé : « il (n)a pas mangé, « il est pas parti ». Les formes attestées en créole de la Caraïbe amènent donc à supposer une base avec auxiliaire comme point de départ de l’évolution (le « n’a pas » ici dans Jeannot et Thérèse en est la preuve) ; mais cet auxiliaire va disparaître dans certains cas et progressivement. Ce phénomène est confirmé en outre par la valeur accomplie de la forme « i manjé » = il a mangé (ou il a été mangé, selon le contexte), « i pati » = il est parti. Par la suite et progressivement (on est à ce stade dans Jeannot et Thérèse), de nouvelles particules se mettent en place juste devant le verbe, sans entraîner le déplacement de la négation, dont la place est désormais fixée dans le cadre de la phrase créole et du système créole dont les règles grammaticales sont alors constituées : i ka pati / i pa ka pati (il part, il ne part pas). On a ainsi dans le texte de Clément : « jamais moi pas lé séparé » (sc. 5, p. 159) = jamais, je ne vais m’en séparer, « moi palé cherché toi querelle / jouq tant mort vini tien ben nous » (sc. 6, p. 165) = Je ne te chercherai pas querelle, jusqu’à ce que la mort nous prenne [26].
La formation avec leurs valeurs propres de ces particules, probablement issues matériellement aussi du français (cf. ci-dessous nos remarques sur allé/lé), est d’ailleurs une autre histoire, mais c’est une histoire créole, et non pas française – qui donc n’a pas de conséquence sur la syntaxe créole déjà mise en place [27] : lorsque les formes sont empruntées sans analyse au français (structures figées), elles se maintiennent dans l’ordre français : c’est le cas de « faut/fo », ou encore de « n’a pas » ; à partir du moment où les formes périphrastiques se structurent dans le créole, elles s’opposent les unes aux autres, se mettent en place les unes par rapport aux autres, avec souvent réduction du signifiant – qui ne permet pas toujours de retrouver aisément l’origine – et structuration en système des signifiés ; elles occupent alors la place qui leur est attribuée dans la « conjugaison » créole, c’est-à-dire immédiatement avant la base verbale, après le pronom sujet et après une éventuelle négation qui porte sur l’ensemble « particules préverbales + base verbale »… et l’ensemble du système verbal créole peut alors se développer, se complexifier.
En revanche lorsque (tant que ?) les structures avec « auxiliaires » français sont maintenues, on a bien postposition de la négation après l’auxiliaire, d’où les formes « n’a pas / napas » et « faut pas » (dans notre texte), en quelque sorte comme structures figées – encore attestées à l’époque contemporaine dans certains créoles où elles demeurent. On a par exemple « fo pa » à l’exclusion de *« pa fo » dans les Petites Antilles ou en Haïti !

Dans ce texte de Clément on a peu de particules temporelles ou aspectuelles : de fait n’oublions pas que le théâtre n’est pas très propice à une importante variation temporelle ! La tendance est bien sûr à l’unité de temps, qui explique la présence dominante du « présent » ou de « l’accompli », qui sont précisément à cette époque non marqués [28] (c’est-à-dire que le verbe nu est chargé de ces valeurs, en l’absence de toute particule qui marquerait une signification particulière). Ainsi on a :

Zami à moi li perdi
Moi pas conné oué ti li
= Mon ami est perdu / Je ne sais pas où il est (p. 145)
Jeannot vou allé
Qui ça vou gagné
= Jeannot tu es parti / qu’est-ce que tu as gagné ? (p. 146)
vous quitté moi ci
= tu m’as laissée ici (p. 146)
(toutes ces phrases sont issues de la scène première).

« si moi crié moi ben raison » (sc. 2, p. 147) = si je crie j’ai bien des raisons
On voit qu’en fonction du contexte l’interprétation est tantôt donnée par un présent français tantôt par un accompli (passé composé)
« tout ça Thérèse raconté / Jeannot li dir moi l’aut côté » = tout ce que Thérèse m’a raconté, Jeannot me l’a dit de l’autre côté (par ailleurs), (sc. Troisième, p. 154)

Mais on a dans Jeannot et Thérèse quelques marques préverbales qu’il convient maintenant d’examiner.

Quelques passés (de fait pour marquer l’antériorité) :
« Si moi té vlé gagné la tendresse » = si je voulais obtenir l’affection… (sc. 2, p. 152)
« li té fair moi la révérence » = il me faisait une salutation (p. 152)
La particule « té » reste en usage comme marqueur de l’antériorité en créole haïtien et dans les Petites Antilles.

Quelques attestations de « après » (avec une valeur de « progressif ») :
« qui ça vous apres cherché » (qui est-ce que vous êtes en train de chercher) (sc. 6, p. 160)
« c’est malice vous apres faire » (c’est une mauvaise chose que vous êtes en train de faire (sc. 6, p. 162)
« vous cré donc moi ben soucié / façon la vous après faire » (vous me croyez donc bien soucieux de ce que vous êtes en train de faire) (p. 163)
« tout ça nous apré faire » (tout ce que nous sommes en train de faire) (sc. 6, p. 165)
Nous avons ici sans doute certaines des toutes premières attestations de « après » qui va progressivement devenir « ap » en créole haïtien [29].

Le « qua »
Nous avons déjà souligné dans les textes anciens l’indétermination de nombreux morphèmes grammaticaux, plusieurs variantes qui ne se rencontrent plus dans un même créole aujourd’hui, se trouvant simultanément dans un texte avec des valeurs voisines ou identiques. On trouve dans Jeannot et Thérèse une fois « qua » [ka] (dans la bouche de Jeannot à la scène sixième, p. 161) :

« Vous n’a qua parler ma chere »
Littéralement : « Vous n’avez qu’à parler ma chère »,
Il s’agit sans doute là d’un premier usage d’une forme qui va, notamment au Cap (ville de Clément) et bien sûr dans les Petites Antilles l’emporter comme forme du progressif. La structure ici est en quelque sorte figée « n’a qua », mais l’on peut imaginer la récupération de « qua » ultérieurement, en dehors du contexte négatif, pour donner le progressif des Petites Antilles et du Nord d’Haïti [30]. Dans « La Passion », « qu’a » est parfaitement attesté, et de très nombreuses fois : « nous qu’a badiné, nous qu’a ris, nous tous qu’a palé » = nous nous amusons, nous rions, nous parlons tous… Chez Marbot, « ka » est la seule forme retenue pour le progressif (désormais écrit ainsi). Dans la « Parabole de l’enfant prodigue » (Port-au-Prince, 1831), la forme « après » est la seule [31].

Le futur est, quant à lui, marqué par diverses formes ou périphrases qui attestent qu’il n’est pas encore totalement fixé. On trouve même encore des traces d’un futur ou conditionnel morphologique : sré, diré  :
« quand meme toi sré pi belle » (p. 146, sc. 1) : quand bien même tu serais plus belle
« Oui parol’la vous diré… » (p. 162 sc. 6 ) : « toute parole que tu diras, tout ce que tu diras… »
On soulignera surtout la présence de « allé/lé » (en distribution complémentaire presque parfaite) pour indiquer le futur ; la forme « lé » [32] n’apparaît qu’après le son [a], c’est-à-dire seulement dans les deux contextes suivants : « pas lé » ou « moi lé » - ce qui indique par la même occasion que « moi » est sans doute prononcé [mwa] par Clément) [33] (hors du cas unique, « moins », signalé plus haut : « ba moins secret », scène 4). L’intérêt exemplaire de ces diverses marques de futur est tel que nous présenterons les exemples presque exhaustivement.

· Attestations de :

- Avec « moi » : « jouq tant moi lé ba vous l’argent » (sc. 2, p. 148) = jusqu’à ce que je te donne (dans le futur) de l’argent ;
« moi lé babillé » (Papa Simon de Jeannot, sc. 2, p. 153) : je vais le semoncer
« couté ça moi lé dir vous » (sc. 2, p. 153) (écoutez ce que je vais vous dire) ;
« moi lé servi toi ben comm y faut » (sc. 4, p. 158) (je vais te rendre service),
« moi lé conné ça qui doit rivé toi » (je vais savoir ce qui va t’arriver) (sc. 4, p. 158)
- Avec la négation « pas » cela donne :
« jamais moi pas lé séparé » (sc. 5, p. 159 = jamais je ne me séparerai)
« moi pas lé songe si vous fiere (p. 163) = je ne veux pas songer si vous êtes fière
« moi palé cherché toi querelle / jouq tant mort vini tien ben nous » (sc. 6, p. 165) (Je ne te chercherai pas querelle, jusqu’à ce que la mort nous prenne)
Il convient de souligner de fait des incertitudes graphiques. On a :
« moi p’allé (qui pourrait être noté « pas lé » ?) manqué richesse » = je ne vais pas manquer de richesse (scène seconde, p. 152).

Si « lé » se retrouve dans un contexte d’accompli dans les déclarations faites par Jeannot à Thérèse à la scène 6, c’est sans doute parce que « lé » est ici utilisé avec le sens plein de « aller » : « moi lé trouvé papa Simon / li guéri moi ouanga li bon » (je suis allé trouver papa Simon, il m’a guéri, son ouanga était bon) – raconté par Jeannot ; cette interprétation s’impose d’autant plus qu’immédiatement après, alors que Thérèse lui a dit que Simon ne peut la guérir elle, Jeannot continue : « moi conné mal à vous ben / moi le gueri li commere / pour vous moi bon medecin… » (je connais votre mal / je vais le guérir, mon amie / pour vous je suis un bon médecin) (p. 161).

En contradiction apparente avec ces exemples où « moi » semble entraîner toujours « lé », on a pourtant deux attestations de « allé » avec moi ; dans les deux cas, la nécessité de respecter le nombre de pieds (qui serait perdu en cas de réduction à « lé ») est sans doute l’explication à retenir (quand on sait que l’on est dans un opéra et donc qu’il est indispensable de respecter le rythme de la musique) :

ha ! vla moi dans mizere
pourquoi vous parti
vous quitté moi ci
qui ça moi allé faire

(scène 1, p. 146 : rimes entrecroisées ABBA : les vers se terminant par mizere et faire qui riment sont de 6 pieds ; « moi lé faire » aurait réduit le dernier vers à 5 pieds) = ha, me voilà dans la misère, pourquoi êtes vous parti, (pourquoi) m’avez-vous laissé ici, qu’est-ce que je vais faire

Dans la deuxième séquence où l’on a « moi allé », allé, de fait, est le verbe plein (= aller), et non plus auxiliaire de futur :

si moi allé c’est malhor
faut pas vous gagné gros quior
(scène 6, p. 160) : rimes AA : en outre, chaque vers est de 7 pieds, « moi lé » aurait réduit le premier à 6 pieds)
= Si j’y vais, c’est le malheur, il ne faut pas que vous ayez le cœur gros.
· Attestations de allé :
Les attestations de « allé » (parfois avec la valeur de verbe plein parfois comme marque du futur – à une époque où visiblement le processus de grammaticalisation n’est pas achevé) à part les deux cas avec « moi » évoqués précédemment, apparaissent toujours en contexte autre que [a-], et donc notamment avec les pronoms « vous », « li », « nous », et hors du contexte de « pas » (négation) :
« Jeannot vous allé » = Jeannot tu es parti (Scène première, p. 146)
« Ça qui fait li allé, c’est cherché vanté » = ce qui l’a fait partir, c’est qu’il cherche à se vanter » (Scène seconde, p. 150)
« tête a li allé folle » = il a perdu la tête (scène seconde, p. 153)
« Jeannot pré pour rivé / allé prend patience » [34] = Jeannot va arriver, va prendre patience. (fin de la scène seconde, p. 154, alors que Simon renvoie Thérèse parce que Jeannot va arriver).
« nous allé marié tantot » = nous allons nous marier (scène sixième, p. 162)
« nous va voir qui allé pi aise » = nous allons voir qui sera le plus à l’aise (scène sixième p. 164).
· Le futur va/a :
Le dernier exemple cité pour « allé » montre clairement que l’on rencontre aussi pour le futur « va », forme du verbe aller ainsi que la forme raccourcie « a » parfois accolée à un pronom qui est alors élidé : c’est le cas dans Jeannot et Thérèse uniquement à la première personne ; on a ainsi « ma » à plusieurs reprises que l’on peut interpréter comme « moin va », avec explicitement une valeur de futur [35] comme on le verra ci-dessous. Dans Jeannot et Thérèse comme dans Ducoeurjoly, à peu près à la même époque, et en tout cas à Saint-Domingue ces « ma » ne peuvent être interprétés que comme « moi va ». La forme « ka » - nous l’avons vu - n’est guère attestée dans le texte (nous sommes à Saint-Domingue où l’on va voir surtout se développer pour le progressif la forme « après/ap ») ; en outre il est clair que les formes avec « ma » ont toujours une valeur de futur.

Ce futur « va/a » va progressivement disparaître dans les Petites Antilles [36]. Mais « a » demeure largement utilisé comme marque de futur en haïtien contemporain (en concurrence avec « pou » selon des règles qui seraient trop longues à expliciter ici). Valdman signale ainsi (1978, p. 217) : « M a ba ou anpil lajan » = je te donnerai beaucoup d’argent.

Chez Clément, on trouve « va » pratiquement avec tous les pronoms personnels, mais aussi avec tous les sujets nominaux :
« Li va faire ranger Jeannot » (sc. 2, p. 153) = cela va faire changer Jeannot.
« moi conne ben moi va prend… » (sc. 4, p. 156) = je connais bien ce que je vais prendre (en parlant de Thérèse) : Jeannot doute de ce qu’essaye de lui faire croire Papa Simon, que Thérèse va se venger…
« gnion jour si moi pé blié toi / Quior amoi va bougér tranquille » (un jour si je peux t’oublier, mon cœur battra tranquillement), duo de la scène 6 de retrouvailles des amants, p. 164.
mais encore (ce ne sont que quelques exemples pris dans un ensemble plusvaste) :
« li va proché » = elle va venir(p.159)
« li va faire faché » = elle va (te) disputer (p. 159)
« tout mond va heler moi madame »(toutlemondevam’appeler « madame ») (p. 165)
On a également « nous va » : « nous va voir qui allé pi aise » (nous allons voir qui sera (ira) plus à l’aise » (p. 164) (déjà cité).

Précisons que la forme « moi va » (attestée une seule fois p. 146) s’explique sûrement là pour une raison de rythme à respecter, car, de fait, avec la première personne, on trouve aussi et surtout, comme nous le disions, « ma » (contraction de « moi (v)a ») :

« dré ma miré li tout proche
ma babillé li ben fort »
(dès que je vais le rencontrer / je vais le disputer fort) (sc. 1, p. 146). Thérèse s’exprime en aparté et continue d’ailleurs :
mais li mocqué tout reproche
li pas soucie [37] gagné tort
(= mais il se moque de tout reproche et il ne soucie pas d’avoir tort)
Juste après ces réflexions de Thérèse sur le caractère de Jeannot (elle signale aussi qu’il a le cœur dur comme une pierre), le futur reprend avec « ma » puisqu’elle annonce qu’elle va rencontrer le Sorcier – alors que commence la scène seconde avec cette rencontre – ce qui ne laisse guère d’ambiguïté sur la valeur future ici, même si dans le cas précédent on pouvait hésiter sur la façon de rendre le contraste entre les phrases avec « ma », et les phrases sans marques qui suivent :
mais moi conné dans quarquié / gnion nègre qui grand sorcié / ma trouvé li
= …je vais le trouvé… et commence la scène seconde où Thérèse rencontre Papa Simon.
On peut aussi citer cet usage de « ma » pour « 1ère pers. + futur » (m’ (v)a) parfaitement attesté dans la « Parabole de l’enfant prodigue » déjà citée : « Faut m’allé trouvé papa-moi et má di li » = Il me faut aller trouver mon père et je lui dirai… (la tendance à l’élision pour la première personne étant en quelque sorte confirmée par le « m’allé » qui précède immédiatement).

On voit que « va » est très répandu, mais apparemment pas plus que « lé/allé » : on a 21 « lé/allé » contre 18 « va/ma » dans le texte – chiffre dont il est impossible de déduire quoi que ce soit. L’indétermination semble grande, et nous sommes dans ce texte bien en peine pour dégager des règles qui permettrait de préciser pourquoi on choisit ici « li va », ailleurs « li allé », ou « moi lé » plutôt que « ma ».

On notera enfin que « va » (comme « allé » d’ailleurs) n’a pas toujours dans Jeannot et Thérèse la valeur d’un futur, mais conserve parfois la valeur du verbe aller  :
« li va cherché plaire l’autre coté » (il (s’en) va chercher à plaire ailleurs), sc. 2, p. 151 manifestant par là une grammaticalisation inachevée.

Un emphatique ou « intensif » :
La structure, toujours largement attestée aux Antilles (cf. « sé volé nou ka volé ») est présente – et plusieurs fois – dans notre texte :
« c’est changé li changé » (il a beaucoup changé) (sc. 1) ;
« C’est charié vous vlé charié » (Vous vous voulez (vraiment) plaisanter !) ;
« c’est rire vinir vlé rire » ([tout ce que tu diras] ce sera seulement pour rire, pour plaisanter) (sc. 6, p. 162) :
Ces attestations dans Jeannot et Thérèse sont particulièrement remarquables et remettent bien sûr en question nombre d’idées concernant la créolisation et ses développements. Dans un article récent (« Comment distinguer la créolisation du changement linguistique ordinaire ? » in Etudes Créoles, vol. XXV, n° 1, 2002) Albert Valdman soulignait l’intérêt du texte de Juste Chanlatte La partie de Chasse du Roi (s.d., mais sans doute 1810-1820 ? puisque L’entrée du roi en sa capitale, du même auteur date de 1818) qui offre des attestations de cette structure. A. Valdman écrit explicitement : « On y trouve par exemple les constructions emphatiques comportant le redoublement et l’extraposition à gauche du prédicat : Qui corné io après corné dans bois ? « Qui est en train de faire sonner le cor dans le bois ? », n’a pas pitit haché Lowendal ta haché io « Lowendal [le nom d’une épée] va vraiment les hacher » (note 11, p. 139) ». Avec ce texte de Clément, nous avons des attestations beaucoup plus anciennes de cette structure – dès 1783. Quoi qu’il en soit, l’histoire de cette structure, encore bien attestée dans les créoles contemporains de la Caraïbe, est complexe et pour l’instant pas assez étudiée. Il semble difficile de lui trouver une origine française ; le caractère précoce de son apparition semblerait aller dans le sens d’une origine africaine. Les formes apparues tardivement dans les créoles ne peuvent être que
-  des phénomènes évolutifs tenant au système créole
-  ou des emprunts tardifs au français,
puisque à partir d’une certaine date, les créoles sont constitués et les apports africains cessent (avec l’achèvement de la traite) : en revanche, les textes « primitifs » comportent paradoxalement souvent plus de mots [38] (et probablement des structures) provenant directement des langues des esclaves. Cette structure en serait un très bon exemple ; elle semble en outre attestée dans certaines variétés de langues au Bénin [39].

Les auxiliaires modaux

On en a deux principaux dans le texte : « pé » = pouvoir et « vlé » = vouloir, attestés par les exemples suivants (mais il y en a quelques autres dans l’ensemble du texte) :
« li pé ben parlé si li vlé » = il peut bien parler s’il veut
« si moi té vlé gagné la tendresse de tout garçon qui dans quarquié moi » = si je voulais gagner l’affection de tous les garçons qui sont dans mon quartier

Les pronoms

Il n’y a pas de très grosses surprises par rapport aux formes des pronoms en créole contemporain. Il convient toutefois de faire quelques remarques.


-  D’abord pour la première personne, nous avons vu qu’elle est représentée par « moi », dont la prononciation n’est, au XVIIIe siècle, pas aisée à déterminer (dans « la Passion », texte à peu près contemporain on trouve « moé », ce qui au moins a le mérite de la clarté). Nous avons signalé en note que la graphie « moi » ne permet pas directement de connaître la prononciation. On sait que le passage de [mwe] à [mwa], selon les régions date en partie du XVIIIe siècle. Cependant, en ce qui concerne Clément, les élisions dans le texte, notamment pour la marque du futur avec la première personne « lé », au lieu de « allé » ainsi que la forme après élision du pronom « ma » pour 1ère personne + « va », nous amènent à penser que « moi » était en l’occurrence prononcé [mwa] – ce qui permet d’expliquer par l’identité de la voyelle la chute de la consonne initiale dans le cas de « va » et de la voyelle « a- » dans le cas de « allé » qui devient « lé » : Moi va > ma ; moi allé > moi lé. La forme courte m- pour « moi » déjà attestée dans le texte de Clément est très fréquente en créole haïtien contemporain [40] où les phénomènes d’élision touchent les pronoms à peu près à toutes les personnes.
-  En ce qui concerne la deuxième personne, il convient de souligner l’existence de deux formes : vous/vou et toi ; le choix de ce que l’on peut encore appeler « vouvoiement » ou « tutoiement » répond, partout où cette opposition existe dans les créoles, à certaines règles. L’opposition n’existe plus maintenant en Haïti ou dans les Petites Antilles [41]. Mais au XVIIIe et encore au XIXe siècle, comme l’attestent notamment de nombreux exemples chez Ducoeurjoly, l’opposition entre un « to » plus intime et un « vou » plus formel demeure. C’est précisément ce que l’on trouve représenté dans Jeannot et Thérèse. L’usage de vous / toi répond à certaines règles sociales qui apparaissent dans ce texte, et qui sont fonction de la position de chacun des locuteurs : Thérèse vouvoie Papa Simon qui lui aussi la vouvoie, mais Papa Simon tutoie Jeannot (le jeune garçon) qui en revanche le vouvoie. Les deux amoureux brouillés se vouvoient, mais passeront au « tu » au moment de la réconciliation finale !
-  « Li », comme dans tous les créoles contemporains, représente la 3e personne, sans distinction de sexe : il renvoie aussi bien à Thérèse qu’à Jeannot par exemple et c’est le contexte ou la situation de discours qui désambiguïse (facilement au théâtre).
-  « Nous » est utilisé normalement pour la 1ere personne du pluriel : « nous trouvé monde… », « nous content »
-  Il n’y a qu’une seule attestation de « vous » avec une valeur de pluriel : Simon s’adresse à Jeannot et Thérèse en même temps à la fin de la pièce [42]. Cet exemple unique ne permet pas d’avancer vraiment sur une question intéressante. On sait qu’actuellement en créole de Port-au-Prince, la forme normale pour la 2e personne du pluriel est « nou », comme pour la première personne, qu’elle est en revanche « zot » (< vous autres) dans les Petites Antilles.
-  Quant à la 3e personne du pluriel, représentée par « yau », c’est la forme actuelle (généralement notée « yo ») dans les créoles des Petites Antilles et d’Haïti (on a « yé » en Guyane). Cette forme est issue d’une forme régionale et populaire française pour « eux » : la 3e personne est effectivement attestée sous la forme « yeux » ou « yaux » dans certains parlers populaires de l’Ouest français. Ici on a : « C’est premier yau servi » : c’est le premier qu’ils servent ; « yau tout dire pourquoi vous si farouche » : ils disent tous pourquoi êtes-vous si farouche ? Signalons déjà, pour n’y plus revenir, que dans notre texte, « yau » est déjà utilisé aussi comme « marqueur de pluriel » cf. le rôle de yo en haïtien contemporain. Un exemple suffira : « napas barrassé malhor layau » (p. 158) = il ne faut pas s’embarrasser de ces malheurs.

En ce qui concerne la syntaxe des pronoms : on notera que le pronom sujet est toujours placé avant le verbe, le pronom objet toujours après, et ceci quel que soit le contexte (c’est le cas dans les créoles contemporains et en opposition avec l’ordre français ou le pronom objet est placé avant le verbe comme clitique) :
« Si Jeannot quitté moi » = si Jeannot me quitte (p. 146)
« Ma babillé li » = je vais le disputer (p. 146)
« laut [la rivale] faire li present = l’autre lui a fait / lui fait des cadeaux (p. 151)
« li metté li comm’ blanc la ville » = il s’habille comme un blanc de la ville (p. 151)

Les déterminants

Il est important d’insister sur le fait que, sur ce plan précisément, le système du créole utilisé dans Jeannot et Thérèse, est encore assez peu « développé » en tant que tel, c’est-à-dire qu’il reste assez proche du système français : la comparaison sur ce plan avec « la Passion » est tout à fait intéressante, le système des déterminants de « la Passion » étant beaucoup plus structuré [43].

Le défini

On est visiblement dans une période de transition entre l’article antéposé du français (le / la) et l’article postposé du créole (-la provenant de la partie accentuée de formes renforcées : l’liv-là, l’homme-là du français oral). C’est ainsi effectivement que s’est progressivement mis en place un article défini, qui d’ailleurs dans certaines zones de la Caraïbe, est réalisé maintenant selon diverses variantes contextuelles : la/a/lan/an, par exemple en Martinique et en Haïti, avec même un certain nombre de variantes supplémentaires ici ou là). Dans Jeannot et Thérèse, on trouve d’une part beaucoup de noms sans aucune marque de détermination (rappelons que l’absence de déterminant, beaucoup plus fréquente en moyen français et même en français classique que maintenant était toujours privilégiée dans les concepts abstraits, pour certains compléments de verbes [44], et d’autre part un certain nombre de mots devant lesquels demeure visiblement présente mais comme « agglutinée » la marque française (même si les graphies de Clément sont fluctuantes), qui n’est plus réellement chargée d’une fonction de détermination :

mais sila qui la cause
(scène 1, p. 146)
= mais celui-là qui est la cause
Repris sous la forme
dabord Jeannot la cause
(scène 2, p. 150)
pour moi conné la tromprie
(scène 2, p. 147)
= pour moi qui connais la tromperie
ha ! vla la difference
(scène 2, p. 151)

On voit que l’usage du la antéposé n’est attesté que dans des formes abstraites : la cause, la tromperie, la différence, la raison (dans « vous gagné la raison », sc. 4 = vous avez raison). Ces formes s’opposent, dans le système que nous étudions, très exactement aux formes avec –la postposé qui désignent une réalité présente dans la situation, comme on le verra ci-dessous, qui ont une forte valeur déictique, parce que presque toujours « montrée » en même temps.

On a encore un peu plus bas dans la même scène « c’est moi qui prend la peine » = c’est moi qui ai du souci, « vous pas conné c’est mulatresse /qui gagné beaucoup la richesse » = vous ne la connaissez pas c’est une mulâtresse qui a beaucoup d’argent (qui est très riche), « li metté li comm’ blanc la ville » = il s’habille comme un Blanc de la ville (exemple très significatif puisqu’il signifie « un blanc de la ville » – « la ville » en général par opposition à la campagne : s’il s’agissait d’une ville précise on aurait « ville-la ») [45], etc. On arrêtera là le relevé systématique, la valeur de ces formes, avec la antéposé étant maintenant bien établie. En créole contemporain, ces la antéposés se sont maintenus agglutinés au nom dans certains cas : « lari » (rue), « lapèn » (peine) et n’ont aucune valeur de détermination : on recourt au –la postposé toujours (ou à un autre déterminant) pour marquer la détermination : cf. lari-la (la rue), lari-an-moin (ma rue), etc. Il convient de noter toutefois que l’on peut voir sans doute dans cet usage du la antéposé pour marquer la forme « abstraite » les prémices de ce qui pourrait être considéré comme un véritable préfixe « la- » pour fabriquer des substantifs abstraits (usage surtout noté en Martinique) : cf. lapérozité, lajistis, latouwonni, etc. [46].

Notons qu’exceptionnellement dans notre texte le « la » se trouve collé graphiquement au substantif : ainsi par exemple dans « larage » : « faut taquin li faire li pitit larage » (sc. 3, p. 159) = il faut la taquiner, lui faire colère (mais on a aussi « la rage » plus bas) ; on trouve encore « laville » une fois ou l’autre, « laraison », etc, sans qu’aucune règle orthographique ne puisse être établie, bien évidemment, en conformité avec les pratiques de l’époque.

On trouve enfin déjà un certain nombre de formes avec « la » postposé :

pour moi conné la tromprie
de Jeannot quienne a moi la
(scène 2, p. 147)
= pour moi qui connais la tromperie / de ce Jeannot qui est à moi [47].
(le « la » final qui reprend le syntagme – on l’appelle parfois « la » résomptif – est la mise en œuvre précoce d’un phénomène courant en créole contemporain : ce « la » souligne que c’est l’ensemble qui précède qui est déterminé, et non pas seulement le mot qui précède immédiatement ; il est fréquemment utilisé à l’heure actuelle après les relatives objets dont le lien avec le nom qu’elles qualifient n’est marqué que par ce « la » final : « nonm-la moin vwè la » = l’homme que j’ai vu – mais globalement après tout syntagme nominal complexe et long : il marque en quelque sorte l’achèvement de ce syntagme). On signalera encore avec cette même fonction « ça vous dire la » (sc. 3, p. 155), mais il y a encore d’autres exemples.

Quelques exemples de –la postposés :

servis la na pas bagatelle
(scène 2, p. 148)
= ce service n’est pas une bagatelle, n’est pas rien
Papa prend mouchoir la li belle
= Père Simon, prend ce mouchoir/foulard ; il est beau [48].
mequié la pas bon ma chere
(scène 2, p. 149)
= le/ce métier n’est pas bon ma chère.
leçon la vous ba moi
li rend moi ben service
(scène 2, p. 154)
= la leçon que vous m’avez donnée, elle m’a bien rendu service.

Mais il faudrait encore citer la façon dont Jeannot parle de Thérèse à Simon : « ba moins secret compere / pour gagner negress la » : pour avoir (pour reconquérir) la/cette négresse/personne. Il est encore question de « quior la » (le cœur/ce cœur), etc. Les exemples sont trop nombreux pour être tous cités.

La fréquence des formes de « la » soit antéposées, soit postposées, permet indéniablement déjà d’établir les règles du système mis en œuvre dans Jeannot et Thérèse, et d’en prévoir en quelque sorte les évolutions futures. On notera en outre quelques formes sans déterminant (restes apparents du moyen français, que l’on retrouve d’ailleurs encore en français dans certaines expressions précisément : « li rend moi ben service » = elle m’a rendu bien service). On en trouve un peu plus dans cette œuvre créole qu’en français, notamment pour les cas d’indéfinis ou de génériques : « c’est malhor pour garçon », par exemple (sc. 3, p. 157) = c’est un malheur pour un garçon.

L’indéfini, quand il tend vers le numéral, est représenté par « gnion » (forme la plus fréquentes) ou « gnon » : « gnion coté » (sc. 3 , p. 157), « car c’est gnon fille qui riche » (sc.6, p. 165) : au total, on trouve une quinzaine de ces formes.

Il n’y a pas à proprement parler de démonstratifs dans notre texte, mais nous avons vu que le défini a une valeur déictique importante.

Quant aux possessifs, on a

zami à moi li perdi
(scène 1, p. 145)
= mon ami est perdu
quior a moi dans grand tourment
(scène 2, p. 147)
= mon cœur est dans un grand tourment
Mais ce possessif de première personne est aussi noté « amoi » :
si chemise amoi ben passé
si corsle amoi ben marré
si tignon amoi faire joli,
etc. (Sc. 2, p. 153)
= si ma chemise est bien repassé, si mon corset est bien attaché, si mon chignon fait joli… Mais aussi « quior amoi », « sac amoi »…
Est aussi attesté un « langue moi » (p. 162) = ma langue (construction sans « a » prépositionnel).

On a également des possessifs 3e personne :

Tête a li allé folle
(sc. 2, p. 153)
= il a perdu la tête

Noté également « ali »
« Qui trouve bon compte ali »
(sc 3, p. 153)
= qui trouve bien son compte
Ou encore : « zaffaire ali », « quior ali »…

On a enfin « conseil avous » (sc 4, p. 154), « bouche a vous » (sc. 6, p. 162) – avec une deuxième personne singulier ; mais on a une construction directe avec « ouanga vous » (votre sortilège, votre remède), et aussi un « gié toi » (p. 164 sc. 6) = tes yeux. Si les formes possessives sans « a » sont plus rares que les formes avec « a », elles existent toutefois dans ce texte selon la théorie que nous avons développée ailleurs [49]. On rappellera que ce sont les formes avec « a » qui à l’heure actuelle l’ont emporté au Cap haïtien, à la différence de ce qui s’est produit à Port-au-Prince où n’apparaissent plus que les constructions directes.

Les adjectifs

Quelques mots sur les « adjectifs » ou plus globalement sur les formes qualifiantes. Nous avons déjà souligné le rôle des structures relatives. On notera que l’on a très peu de mots qualifiants en fonction d’épithète (la liste en est vite close) :
- piti
On a : « gnon piti ouanga » (p. 147) ou « moi faire li piti charrade » (p. 156), et il est question de « piti quior » (p. 158) ou « piti larage » p. 159 ;
- bon
on a « bon compte » (p. 153) et « bon nouvelle » (p. 158), « gnion bon gros soufflet », « bon medecin » et quelques autres…
- gros
« gros quior » (par exemple, p. 160)
- grand
« grand sorcié » et « grand tourment » (p. 147), « grand peine » (p. 162), « grand merci » (p. 166) et quelques autres
- bel
« bel blanc » (p. 157), « bel marecage » (p. 159)

Globalement les épithètes sont peu nombreux, appartiennent à une classe apparemment réduite et ils ne sont jamais postposés au substantif. La plupart des adjectifs que nous venons de citer peuvent se retrouver comme attributs.

Rappelons que la relation attribut en créole ne comporte pas de marque pour le verbe « être » : ex. « moi content passe roi » = je suis plus content qu’un roi (Jeannot, sc. 5, p. 159).
Au-delà des formes adjectivales citées précédemment, presque toutes attestées comme attributs, on trouve dans cette fonction d’autres formes qui ne sont pas des adjectifs en français ; ainsi p. 150 : « faut pas vous si chagrin » = il ne vous pas être si triste.

On pourrait encore relever quelques autres structures significatives dans ce texte ; on pourrait aussi établir un lexique qui ne serait pas inutile car les mots – principalement d’origine française - ne sont pas nécessairement utilisés avec leur acception française, et même pas toujours avec le sens qu’ils ont actuellement s’ils existent dans l’un des créoles de la Caraïbe. On peut voir en tout cas combien est riche pour notre connaissance des créoles l’étude un peu systématique d’un texte ancien. D’autres textes (nombreux) sont disponibles, ce qui nous permettra prochainement de publier un ouvrage les regroupant et permettant l’analyse des évolutions grammaticales entre le XVIIIe et le XXe siècle pour les créoles de la zone caraïbe.

Références bibliographiques principales

Bernabé, Jean, 1983 : Fondal-natal. Grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais, 3 vol., Paris, L’Harmattan, 1559 p.

Chaudenson, Robert, 1981 : Textes créoles anciens (La Réunion et Ile Maurice). Comparaisons et essai d’analyse, Hamburg, Helmut Buske Verlag, 272 p.

Chaudenson, Robert, 1992 : Des îles, des hommes, des langues, L’Harmattan, 309 p.

Ducoeurjoly, S.J., 1802 : Manuel des habitans de Saint-Domingue, Paris, Lenoir, 2 tomes, en particulier tome second pp. 284-404

Fattier, Dominique, 1994 : « Un fragment de créole colonial : Le Manuel des habitans de Saint-domingue de S.J. Ducoeurjoly, 1802. Réflexions sur l’apprentissage et la créolisation » in Véronique, 1994, Créolisation et acquisition des langues, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, pp. 53-77

†Hazaël-Massieux, Guy, 1994 : « La Passion de Notre Seigneur selon St Jean en langage nègre » in Etudes Créoles, vol. XVII, n° 2, pp. 16-27

†Hazaël-Massieux, Guy, 1996 : Les créoles : Problèmes de genèse et de description,Aix-en-Provence,Publicationsdel’Universitéde Provence, 374 p. et tout particulièrement le chapitre « Le guyanais et les créoles atlantiques à base française »,pp.169sq. pourses remarques sur la négation.

Hazaël-Massieux,Marie-Christine, 1993 Ecrire en créole, Paris, L’Harmattan, 316 p.

1996 « Du français, du créole et de quelques situations plurilingues : données linguistiques et sociolinguistiques », in Francophonie. Mythes, masques et réalités. Enjeux politiques et culturels, B. Jones, A. Miguet, P. Corcoran, éds., Paris, Editions Publisud, 1996, pp. 127-157

1998 (b) « De « Lisette quitté la plaine » à « Fanm », ou de la poésie en créole dans la Caraïbe francophone », in RITM, n° 17, 1998 « Poètes d’Outre-Mer », pp. 11-32

1999 : Les créoles : l’indispensable survie, Editions Entente, coll. « Langues en péril », 310 p.

2000 : « Des références textuelles pour l’étude de l’évolution grammaticale des créoles dans la zone américano-caraïbe et de leur utilité pour l’étude historique. La question du déterminant. », in Etudes Créoles, vol XXIII, n° 2, 2000, pp. 40-65

2003 : (en collaboration avec Bernard Camier) « Jeannot et Thérèse de Clément. Un opéra-comique en créole à Saint-Domingue au milieu du XVIIIe siècle » : Présentation historique : Bernard Camier ; Restitution du texte et notes linguistiques : Marie-Christine Hazaël-Massieux, in Revue de la société haïtienne d’Histoire et de Géographie, n° 215, avril-septembre 2003, pp. 135-166

2005a : « Au sujet de la définition des langues créoles », Avant-propos de La Linguistique : vol. 41, fasc. 1/2005, pp. 3-17

2005b : Théories de la genèse ou histoire des créoles : l’exemple du développement des créoles de la Caraïbe », in La Linguistique  : vol. 41, fasc. 1/2005, pp. 19-40

2005c : « Les développements du créole aux XVIIIe-XIXe siècles et jusqu’à nos jours dans les îles de la Caraïbe » in Le Monde créole. Peuplement, sociétés et condition humaine. XVIIe-XXe siècles, Mélanges offerts à Hubert Gerbeau, sous la direction de Jacques WEBER, Les Indes savantes, Paris, 2005, pp. 179-194

2005d « Les français populaires contre la norme : Regards sur la genèse des créoles au XVIIe siècle », communication au Colloque franco-allemand d’Aix-en-Provence (mars 2005), à paraître dans les Actes de ce colloque. En ligne : http://creoles.free.fr/articles/colloquetransgressions.pdf

Kriegel, Sibylle (sous la direction de), 2003 : Grammaticalisation et réanalyse. Approches de la variation créole et française, CNRS Editions, 372 p.

Lehmann, Christian [1982] 1995a : Thoughts on Grammaticalization, München : Lincom Europa (Première publication : 1982, akup 48, Université de Cologne)

Marbot, 1869 : Les Bambous, Fables de la fontaine, travesties en patois créole par un vieux commandeur, Fort-de-France, Librairie de Frédéric Thomas (fac-simile*** dans l’édition Casterman, 1975)

McWhorter, John, 1998 : « Identifiying the creole prototype : Vindicating a typological class » in Language, vol. 74, n° 4, December 1998, pp. 788-818

McWhorter, John H. et Parkvall, Mikael, 2002 : « Pas tout à fait du français : une étude créole », in Etudes Créoles, vol. XXV, n° 2, « La créolisation : à chacun sa vérité », A. Valdman, éd., pp. 179-231

Moreau de Saint-Méry, Médéric-Louis-Elie, 1797 : Description typographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’Isle Saint-Domingue, rééd. Société de l’histoire des colonies françaises et Librairie Larose, 1958

Mufwene, Salikoko S., 1986 : « Les langues créoles peuvent-elles être définies sans référence à leur histoire ? » in Etudes Créoles, 1986, vol. XI ? n° 1, pp. 136-150

Mufwene, Salikoko S., 2002 : « Typologie des définitions des créoles », in Linguistique et créolistique. Univers créoles 2, sous la direction de Claudine Bavoux et Didier de Robillard, Anthropos, pp. 17-34.

Mufwene, Salikoko S., 2002 « Développement des créoles et évolution des langues », in Etudes créoles, vol. XXV, n° 2, « La créolisation : à chacun sa vérité », A. Valdman, éd., pp. 45-69

Turiault, 1874 : Etude sur le langage créole de la Martinique, extrait du Bulletin de la Société académique de Brest, 2e série, tome 1, 1873-1874, Brest, Impr. De J.B. Lefournier Aîné, pp. 401-516

Valdman, Albert, 1978 : Le créole : structure, statut et origine, Paris, Klincksieck, 403 p.

Valdman, Albert, 2002 : « Comment distinguer la créolisation du changement linguistique ordinaire ? » in Etudes créoles, vol. XXV, n° 2, « La créolisation : à chacun sa vérité », A. Valdman, éd., pp. 123-141

Véronique, Daniel, 2003 : « Le développement de l’expression de la négation dans les créoles français et dans l’acquisition du français langue étrangère », in Grammaticalisation et réanalyse. Approches de la variation créole et française, sous la direction de Sibylle Kriegel, CNRS Editions 2003, pp. 87-109


[1] Bernard Camier a soutenu en 2004 une thèse sous la direction de Lucien Abenon (Université des Antilles-Guyane) et Louis Jambon (Université de Paris IV) : « La musique européenne dans la société de Saint-Domingue dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ».

[2] B. Camier et M.C. Hazaël-Massieux, 2003 « Jeannot et Thérèse de Clément. Un opéra-comique en créole à Saint-Domingue au milieu du XVIIIe siècle » : Présentation historique : Bernard Camier ; Restitution du texte et notes linguistiques : Marie-Christine Hazaël-Massieux, in Revue de la société haïtienne d’Histoire et de Géographie, n° 215, avril-septembre 2003, pp. 135-166. La pagination indiquée ici correspond à celle de l’article en question.

[3] Ainsi dans sa Description topographique physique, civile, politique, et historique de la partie française de l’Isle de Saint-Domingue, 3 tomes, réédition Larose, 1958, pp. 363, 364, 880, 984, 985, 988, Clément est mentionné assez longuement par Moreau de Saint-Méry qui le connaissait personnellement. Des journaux de l’époque tels que les Affiches américaines, Supplément aux Affiches américaines, Moniteur colonial nous permettent d’avoir des indications assez précises sur les représentations et les aventures dont a pu être victime Clément (vol de son manuscrit).

[4] Dans cet ouvrage, Le théâtre à Saint-Domingue, Haïti, Editions Henri Deschamps, réédité en 1988, dans un chapitre intitulé « Le gros Clément » (et dans lequel Fouchard confond apparemment d’ailleurs deux personnages répondant au nom de Clément)

[5] Dans « Les plus anciens textes de créole français de la Caraïbe. Apport et fiabilité », Actas do XIX Congreso International de Lingüistica et Filoloxia Románicas, Universidade de Santiago de Compostela, 1989, tome VI, sección VII, Romania Nova, Fundación « Pedro Barrié de la Maza, Conde de Fenosa », La Coruña, 1994, pp. 781-812, Guy Hazaël-Massieux écrit : « Jean Fouchard, 1955, nous permet de savoir que l’on avait joué au Cap une transposition en créole du Devin du Village de J.J. Rousseau, événement qui ne dut pas être isolé, puisque nous retrouverons une représentation d’un texte identique de Baudot à Pointe-à-Pitre en 1856. » (1996, p. 74) : le texte de Baudot n’est pas du tout identique, mais ne disposant pas du texte de Clément, G. Hazaël-Massieux ne pouvait pas être plus précis à l’époque.

[6] Texte retrouvé dans les années 1990 par François Moureau, professeur à l’Université de Dijon et confié à Guy Hazaël-Massieux pour publication. Cet inédit de 11 pages a été publié, après la mort de Guy Hazaël-Massieux dans la revue Etudes Créoles, vol. XVII, n° 2, 1994, pp. 9-27, avec quelques notes de M.C. Hazaël-Massieux, rédacteur en chef à l’époque d’Etudes créoles.

[7] Jusqu’aux années 1990, l’idée que les créoles s’étaient formés très rapidement pour atteindre à peu près leur état actuel dès le début (au bout de cinquante ans de colonisation disait R. Chaudenson) gênait les datations plus précises dans la Caraïbe. Il semble à peu près démontré maintenant que les créoles se sont formés très progressivement, par grammaticalisations successives, que d’ailleurs les évolutions se poursuivent comme dans toutes les langues et que les différences nettes entre variétés dans la Caraïbe soient assez tardives (courant du XIXe siècle, voire XXe siècle pour certains traits qui différencient le martiniquais et le guadeloupéen). L’isolement relatif d’Haïti à partir de 1804 peut expliquer une évolution sans doute un peu séparée au cours des XIXe-XXe siècles, mais qui reste lente au regard de ce que l’on imaginait primitivement quand on évoquait des créoles constitués dès l’origine. Par ailleurs, on sait que dans le Nord d’Haïti les formes grammaticales restent plus proches de celles que l’on trouve dans les variétés des Petites Antilles.

[8] Titre exact de cette œuvre dont la première édition est de 1753 : Les amours de Bastien et Bastienne : parodie du « Devin du village » / par Mme Favart et Mr. Harny.

[9] Cf. M.C. Hazaël-Massieux, 2000.

[10] Sur cette notion, on se reportera bien sûr à Kriegel, 2003, mais également à Lehmann, Christian [1982], 1995a.

[11] 1764-1791, Port-au-Prince, Le Cap.

[12] Fouchard, 1988 : Le théâtre à Saint-Domingue, Port-au-Prince, Deschamps, 294 p. [1ère éd. 1953].

[13] Moreau de Saint-Méry, op. cit., pp. 988-989.

[14] Fouchard, 1988, p. 246. Il est possible aussi que Moreau et Fouchard insistent chacun sur des périodes différentes de la vie de Clément, d’où l’image de sa misère donnée par le premier, tandis que le deuxième insiste sur son opulence.

[15] Description de la partie française de l’Ile de Saint-Domingue, 1797, rééd. Larose, 1958, p. 344, note.

[16] Poème bien connu : un des tout premiers textes en créole au XVIIIe siècle, attribué à un certain Duvivier de la Mahautière qui l’aurait écrit en 1757, mais les versions que l’on en connaît sont plus tardives : Lisette est cité par Moreau de Saint-Méry, toujours lui, mais également dans une version un peu différente par Ducoeurjoly, dans le Manuel des habitans de Saint-Domigue, et quelques autres auteurs. Tardivement (fin XIXe siècle), la version donnée par Thuriaut est encore différente, avec des corrections qui manifestent l’évolution du créole martiniquais. Il est donc possible que Duvivier de La Mahautière ne soit pas lui-même l’« inventeur » de ce poème et qu’il ait noté les paroles d’un poème qu’il avait recueilli dans la tradition orale, qui circulait dans cet univers créole, et qu’il avait peut-être lui-même déjà modifié ou dont il avait peut-être interprété les paroles (d’où les « fautes » présentes dans la version que publie J.P. Hervieu - fautes que souligne l’archiviste qui connaît les versions que j’indique ci-dessus et auxquelles il se réfère) : c’est une hypothèse de ce type d’ailleurs que présente Deborah Jenson dans son article « Polyphonie sociale dans la poésie créole de Saint-Domingue (Haïti) », in Langue et identité narrative dans les littératures de l’ailleurs. Antilles, Réunion, Québec, sous la direction de Marie-Christine Hazaël-Massieux et Michel Bertrand, Publications de l’Université de Provence, « Langues et Langage », 2005, pp. 171-196. L’article de D. Jenson porte essentiellement sur la version de Lisette retrouvée également dans les Idylles et Chansons, texte anonyme de 1811.

[17] Paru dans la Revue de la Manche, tome 39 - 1997 - Fasc. 155 - Juillet, pp. 8-22.

[18] Nous en rappelons la première strophe – selon la version transmise à Rousseau :

« Lisette quitté la plaine
Moi perdi bonheur à moi
Yeux à moi semblent fontaine
Dipis moi pas miré toi »

[19] Rien ne permet de localiser très précisément « La Passion », même si G. Hazaël-Massieux, pour des raisons liées au contexte missionnaire, a pu proposer de situer l’écriture de cette œuvre à St-Christophe, mais sans être sûr que le Père Boutin auquel il s’intéressait comme auteur possible ait même pu s’y trouver.

[20] Effectivement présents dans notre version.

[21] Information aimablement communiquée par Bernard Camier et qui sera l’objet de commentaire dans sa thèse de musicologie.

[22] Cf. M.C. Hazaël-Massieux, 2005 : "Les développements du créole aux XVIIIe-XIXe siècles et jusqu’à nos jours dans les îles de la Caraïbe" in Le Monde créole. Peuplement, sociétés et condition humaine. XVIIe-XXe siècles, Mélanges offerts à Hubert Gerbeau, sous la direction de Jacques WEBER, Les Indes savantes, Paris, 2005, pp. 179-194.

[23] Les textes les plus anciens en créole sont toujours écrits par des blancs, les seuls à savoir écrire au XVIIIe siècle.

[24] On peut regretter que la graphie « moé » souvent présente à l’époque ne soit nulle part retenue dans Jeannot et Thérèse, ou « moa » si comme nous le pensons (voir remarques ci-dessous) Clément prononce [mwa] à la différence de bien des auteurs créoles de cette époque.

[25] On citera Guy Hazaël-Massieux, 1976, p. 175 sq. et Daniel Véronique, 2003.

[26] Le nombre relativement faible des particules préverbales dans le texte (cf. ci-dessous), et leur faible structuration (caractéristique d’un créole en ces débuts), permettent de comprendre que l’on en a encore moins avec marqueur négatif. Mais la présence au moins de ces formes avec « lé » confirme l’établissement progressif d’un système avec des structures verbales créoles sous la forme pronom + nég. + partic. préverbales + base verbale (invariable).

[27] Cf. M.C. Hazaël-Massieux, 2005, « Les français populaires contre la norme. Regards sur la genèse des créoles au XVIIe siècle », à paraître dans les Actes des journées franco-allemandes d’Aix-en-Provence : une version provisoire est en ligne http://creoles.free.fr/articles/colloquetransgressions.pdf

[28] En créole contemporain, l’accompli est non marqué, du moins pour les verbes d’action, le présent suppose généralement la présence d’une marque : ap (en créole de Port-au-Prince, Haïti), ka (en créole des Petites Antilles – dont beaucoup de traits se retrouvent dans le créole du Cap).

[29] On trouve « après » plusieurs fois attesté avec cette valeur chez Ducoeurjoly. Ex. : p. 379 : « Nous sommes à locher la seconde cabane ; demain nous les planterons, et ferons les fonds qu’il traduit : « Nou après loché deuxième cabanne. Démein nou va planté yo, et nou va faire fonds. »

[30] A l’heure actuelle, dans la plupart des régions d’Haïti et notamment à Port-au-Prince, c’est « ap » (> après) qui marque ce progressif : m’ap palé = je parle, je suis en train de parler ; en revanche au Cap haïtien « ka » est largement attesté et permet même typiquement d’identifier un locuteur du Nord d’Haïti ; dans les Petites Antilles on trouve « ka » : moin ka palé = je parle, je suis en train de parler. On oppose classiquement les créoles à « ka » aux autres dans la Caraïbe. A l’époque de J et T, les marques TMA sont en cours d’élaboration et de spécification. On peut donc trouver des variantes qui s’excluront par la suite et relèveront de systèmes linguistiques différents.

[31] Une édition de ce texte est accessible en ligne : http://www.battlebridge.com/wcs/french-creole.htm .

[32] A bien distinguer de « vlé » (vouloir) également attesté, par exemple : « si pour vous moi vlé travaillé, c’est pour agnin commère », (p. 148, sc. 2).

[33] Cette prononciation de « moi » par [mwa] constitue sans doute un indice significatif quant à l’origine sociale (et géographique ?) de Clément. Si l’on en croit J. Picoche et C. Marchello-Nizia, 1991 : Histoire de la langue française, Nathan, p. 191 : « Dans la majorité des cas, /wE/ se maintient, hésitant dès le XIIIe s. entre /we/ et /wε/. Le timbre ouvert l’emporte au XVIe s. Une prononciation populaire, plus ouverte encore, /wa/ apparaît à Paris dès le début du XIVe s. Tenue pour vulgaire – c’est la première fois que nous voyons intervenir la notion de « niveau de langue » en phonétique – elle est combattue par les grammairiens du XVIe et du début du XVIIe s. Mais Hindret (1687) constate qu’il y a beaucoup d’honnêtes gens, à la cour et à Paris, « qui disent du bouas, des nouas, trouas, mouas, des pouas, vouar ». » On sait que parallèlement la prononciation mwè s’est maintenue encore longtemps dans les campagnes françaises (XIXe-XXe siècles).

[34] Malgré l’absence de ponctuation, la coupure de vers ne permet pas de penser que l’on a ici une « structure sérielle » alors que la pause fait deux unités syntaxiques bien distinctes comme indiqué dans la traduction.

[35] Ces phénomènes d’élision qui unissent étroitement pronoms et marques TMA sont clairement expliquée dans Turiault, 1874, (dans sa première partie, p. 419) : il appelle cela des « retranchements de lettres » :
« Ainsi, très souvent on entend dire : m’a, ou’a, t’a, n’a, y’a. Ces émissions de voix, ces élisions, si l’on veut sont l’abréviation de :

Moin
ka
ou bien
va
 M’a ouè ça pour Moin va ouè ça, je verrai cela
Ou  Ou’a beau dit moin pour Ou ka beau dit moin, vous avez beau me dire.
to  T’a pè rouvè ba li pour To ka pè rouvè ba li, tu peux lui ouvrir.
nous  N’a fè ça nous douè fè pour Nous ka fè ça nous douè fè, nous faisons ce que nous devons faire
yo  Y’a dit pour Yo ka dit, ils disent.

[Il est très intéressant d’ailleurs de constater que dans ce tableau de Turiaut, il n’y a aucune mention d’une 2e personne du pluriel (zot en martiniquais contemporain), mais en revanche on trouve « ou » (traduit par vous) et « to » (traduit par tu) ; et Turiault fait commuter « va » avec « ka », interprétant la « lettre » manquante comme « v » ou « k », selon le contexte.]. Les exemples qu’il donne sont d’ailleurs surtout des exemples avec « ka » (valeur de présent ou d’actuel).

[36] Cette forme semble bien attestée tout au long du XIXe siècle dans les Petites Antilles et si chez Turiault le futur a déjà évolué (dans sa 2e partie, en traitant du verbe, Turiault mentionne principalement pour le futur « ké » ou « kaille », mais donne encore quelques exemples de futur en « va »), dans Marbot, 1846 (et éd. 1869) c’est encore a/va que l’on rencontre. : Ex. : « Zott va vouè com m’a fè zott ri. » = vous allez voir comment je vous ferai rire, (Le singe et le léopard, p. 220). « va » et « allé » sont attestés comme futur chez Ducoeurjoly (conversations dans le tome II) ; on trouve même, à côté de « mo va », ou « nou va » « n’allé » dans « n’allé roulé » (p. 378) = nous allons rouler ou « m’allé » dans « m’allé veillé ça » (p. 378) = j’y veillerai, « n’a voir ça » = nous verrons cela (p. 380) et « ma fair yo couper lianes » (p. 387) = je ferai couper de la liane. Ces exemples (puisque le texte français et la traduction créole sont de Ducoeurjoly) confirment absolument notre interprétation-traduction de « ma » comme marque de 1ère pers. + futur chez Clément. Notons que d’une façon générale, les similitudes sont grandes entre la langue de Clément et celle de Ducoeurjoly, où les oppositions grammaticales sont grosso modo les mêmes, avec sans doute un peu plus de variation chez Clément, alors que la systématisation est plus avancée chez Ducoeurjoly (mais celui-ci écrit vingt ans plus tard si l’on pense à un texte de Clément de 1783, près de quarante ans plus tard si l’on resitue Clément vers 1758 (1ère version)).

[37] Les accents aigus (et graves), souvent absents dans le manuscrit, n’interdisent pas pourtant de prononcer cette forme « soucié ».

[38] Cf. ici par exemple « ouanga » : terme bantou pour « médicament », « remède », « médecine », « acte de sorcellerie »…

[39] Cf. communication à Amsterdam, les 28-29 mars 2003 de James Essegbey, à propos des langues gbe.

[40] Cf. Cadely, Jean-Robert, 1995, "Elision et agglutination en créole haïtien : le cas des pronoms personnels" in Etudes Créoles, vol. XVIII, n° 1, 1995, pp. 9-38.

[41] Mais cette opposition (familier / formel) est attestée encore au moins partiellement en Guyane, à la Réunion, à Maurice (opposition entre to/twa et ou/vous/).

[42] P. 166 dans la scène finale : « Aye zenfant / vous doit content / moi faire pour vous / magie amoi pi doux / vous pé chanté… » = Ah mes enfants, vous devez être contents de ce que j’ai fait pour vous ; ma magie a été la plus douce, vous pouvez chanter…

[43] Cf. M.C. Hazaël-Massieux, 2000.

[44] Cf. le numéro 72, déc. 1986 de Langue française, « Déterminants et détermination » L. Picabia, éd. et tout particulièrement l’article de Jean-Claude Anscombre « L’article zéro en français : un imparfait du substantif ? », pp. 4-39.

[45] Notons qu’on trouve par exemple dans le texte l’opposition très significative entre « la richesse » (en générale) et richess’la » = la richesse particulière de la mulâtresse qui a attiré Jeannot (évoquée au début de la scène 4 quand il rencontre à son tour Papa Simon).

[46] Cf. les très intéressantes remarques de Jean Bernabé à ce propos, dans sa thèse (cf. Bernabé, 1983, p. 796 sq.). Il signale des cas où l’article français agglutiné sert de « préfixe » pour former un nom abstrait : il cite : "lajistis" qui s’oppose, selon lui, à "jistis", comme +abstrait et -comptable.

[47] Si Ducoeurjoly mentionne « quien à toué » (ou « tien à toué ») comme « possessif relatif de la seconde personne », (« c’est quien à toué » = ce sont les tiens), p. 352, il ne laisse pas supposer le développement à d’autres personnes, pourtant attesté dans Clément comme ici.

[48] Quelques éléments concernant la traduction que nous donnons : « Papa », interpellatif utilisé dans ce texte – mais dans d’autres également, n’est pas traduisible par « papa » en français. Il n’implique bien sûr aucune relation de parenté entre Simon et Thérèse, mais marque qu’il appartient à la génération d’avant, et une certaine familiarité affectueuse que nous rendons par l’expression « Père Simon », qui reste en usage avec ce sens dans les campagnes françaises. Le « ce » français marque la valeur réelle du « la » postposé en créole, beaucoup plus déictique que le simple article antéposé du français : avec le geste de Thérèse qui tend un « mouchoir » (au sens de foulard que les femmes se mettent sur la tête) à Simon, la traduction est obligatoirement avec « ce » en français. Mais disons qu’il s’agit d’un défini à valeur déictique (valeur actuelle du –la créole, mais qui n’exclut pas maintenant la présence d’un démonstratif créole – non attesté dans Jeannot et Thérèse).

[49] Cf. M.C. Hazaël-Massieux, 2000. Nous y soutenons l’idée que jusqu’au milieu du XIXe siècle (Martinique), et un peu plus tard ailleurs, il n’y a pas encore de véritable distinction entre le possessif « a moi » et le possessif « moi » : les deux sont utilisés dans les mêmes textes, avec toutefois progressivement des préférences qui se font jour selon les zones. Ainsi en Martinique, progressivement toutes les structures avec « a » sont éliminées ; plus lentement en Guadeloupe, les structures sans « a » vont disparaître à peu près partout au cours du XXe siècle.

Marie-Christine Hazael-Massieux (mchm@hazael-massieux.fr)