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CREOLICA


Bollée, Annegret, 2007 : Deux textes religieux de Bourbon du 18e siècle et l’histoire du créole réunionnais, Serendib Series, volume 1, Battlebridge Publications, 152 pages.

mercredi 27 février 2008, par Kriegel, Sibylle

Dans ce premier volume en langue française publié par Battlebridge Publications qui marque le lancement de la nouvelle collection « Serendib Series », A. Bollée arrive à conjuguer analyse minutieuse de nouvelles données et approche sociohistorique détaillée dans un cadre théorique qui vise à prouver l’évolution graduelle du créole réunionnais. Il s’agit d’une étude novatrice à tous égards qui ouvre des pistes de recherche très intéressantes pour l’avenir.

Le livre s’organise en trois grandes parties. La partie A est consacrée à la présentation de l’édition de deux textes religieux du 18e siècle de Philippe-Albert Caulier C.M., la Profession de Foy, en jargon des Esclaves Nêgres ainsi que le Petit Catechisme de l’Isle Bourbon tourné au Style des Esclaves Nêgres, découverts par l’historienne Megan Vaughan dans les archives de la Congrégation de la Mission dite Lazariste à Paris et inconnus de la recherche en créolistique jusqu’à leur première édition dans Creolica en 2004 par A. Bollée et P. Baker. Si cette première publication était limitée à une simple présentation des deux textes, l’ouvrage présenté ici en donne une analyse linguistique précise dans sa partie B. La partie C retrace en détail l’histoire de la Réunion et du créole réunionnais afin d’expliquer son caractère exceptionnel parmi les créoles français.

En A 1, A. Bollée résume les étapes de la vie du R. P. Philippe-Albert Caulier, 1723-1795 qui, après avoir prononcé ses vœux, partit pour l’île Bourbon pour y rester jusqu’en 1771. Comme il s’occupa de l’instruction religieuse des esclaves et que la majorité d’entre eux étaient des Malgaches, il se familiarisa rapidement avec cette langue pour finir par rédiger un dictionnaire et une grammaire, ainsi qu’un catéchisme publié en 1785 à Rome. A 2 situe les deux textes « en style des Esclaves Nêgres » dans leur contexte : ils suivent le catéchisme en langue malgache avec le texte latin dans l’interligne. Si La Profession de Foy, en jargon des Esclaves Nêgres (reproduite page 10-16, et voir Creolica 2004) contient elle aussi une traduction latine mot à mot, le Petit Catechisme de l’Isle Bourbon tourné au Style des Esclaves Nêgres] (reproduit page 16-26) n’est pas traduit. Caulier lui-même désigne la variété qu’il emploie dans ces deux textes comme étant « un style du français ». A. Bollée souligne que le fait que le terme « créole » n’apparaisse pas n’a rien de surprenant étant donné qu’il ne désigne que rarement une langue avant la fin du 18e siècle. Le chapitre A 3 discute la datation possible des deux textes. En tenant compte du contenu et de l’objectif du manuscrit, deux hypothèses paraissent possibles : 1763 ou bien le début des années 1770 comme le suggère l’historienne Megan Vaughan. La partie A du livre se termine avec la reproduction fidèle des deux textes.

La partie B « Analyse linguistique » commence par des « Réflexions méthodologiques » (B 1) dont le sous-chapitre B 1.1. « Le développement du créole » donne des éléments importants concernant les objectifs théoriques du livre : Jacques Arends, disparu prématurément en 2005 à la mémoire duquel le présent livre est dédié, est à l’origine de l’hypothèse qui est au coeur de l’ouvrage : le développement graduel des créoles. C’est à la page 28 que A. Bollée formule explicitement cette hypothèse centrale pour son propos : le développement graduel du créole de la Réunion dans la société de plantation constituée après l’introduction de la culture du café à Bourbon après 1720. Dans B 1.2 « La méthode comparative » A. Bollée propose d’apporter des éléments de réponse à la question cruciale de savoir quelle étape de la créolisation présentent les textes en question en ayant recours à d’autres catéchismes. La comparaison avec les Catechisme du Diocèse de Nantes de 1723 et un catéchisme québécois de 1700 révèle de nombreux passages correspondants au texte de Caulier et permet ainsi de relever des éléments à porter au compte du modèle français ainsi que les différences entre français et créole.

Avant d’entrer dans l’analyse linguistique proprement dite, A. Bollée aborde en B 2 quelques aspects concernant la graphie et la prononciation des textes qui sont écrits selon les conventions graphiques françaises du milieu du 18e siècle. Les parties B 3 à B 6, quant à elles, contiennent l’analyse grammaticale des textes qui se caractérisent par une très grande variation concernant presque tous les aspects abordés. Pour les agglutinations (B 3.1), elles sont, dans les textes de Caulier, limitées à des noms à initiale vocalique. Les agglutinations syllabiques, très rares dans le créole actuel, y sont absentes. L’expression du genre grammatical (B 3.2), en général perdue dans les créoles, n’est que très rarement conservée dans les textes de Caulier. L’expression du nombre (B 3.3), qui, lui aussi est soit absent dans les créoles français, soit assuré par de nouvelles marques, est en pleine évolution dans les textes de Caulier : des formes françaises qui, après comparaison avec les catéchismes français, s’expliquent probablement par l’influence du modèle français, se trouvent à côté d’une majorité d’exemples non marqués. Le nouveau marqueur de la pluralité bann, en cours de grammaticalisation dans le créole réunionnais moderne, est absent.

La question des déterminants est évoquée en B 3.4. L’article défini (B 3.4.1.), s’il est présent, se trouve chez Caulier sous les formes le, li, l’, la et les, s’il est absent représente le cas non marqué. Par une comparaison avec le français du 17e siècle où l’absence de l’article n’est pas rare, A. Bollée arrive à montrer que les textes de Caulier sont moins éloignés de la norme française de l’époque qu’on ne pourrait le penser au vu de la norme contemporaine. L’article indéfini (B 3.4.2), écrit le plus souvent un, une est plus rare qu’en français, la forme du pluriel n’est pas attestée chez Caulier. Comme les textes de Caulier témoignent d’une forte tendance à ne pas marquer le genre et le nombre, les déterminants possessifs (B 3.4.3) se réduisent, à de rares exceptions près, aux formes masculines au singulier. Concernant les déterminants démonstratifs (B 3.4.4.), les textes de Caulier montrent une perte quasi-totale du système français mais n’attestent pas (encore) le système du créole réunionnais moderne. Si nous trouvons des cas de postposés, il reste étonnant de constater l’absence de sa préposé. L’innovation créole dans le domaine des démonstratifs n’est donc pas stabilisée dans les textes de Caulier.

Après un court recensement des autres déterminants en B 3.4.5, A. Bollée se consacre au système des pronoms en B 4. Après avoir constaté l’absence du pronom réfléchi (mis à part un exemple qui suit clairement le modèle français), A. Bollée analyse en B 4.1.1. les pronoms personnels sujet. En l’absence des formes réduites du créole réunionnais moderne (mi, vi etc.), on constate pour la 1e personne l’emploi systématique d’une forme graphiée moi sans nasalisation, la présence de toi et vou à la 2e personne et l’emploi de li à la 3e personne (en fonction sujet et après prépositions). Au pluriel (la 2e personne du pluriel n’est malheureusement pas attestée) nous trouvons chez Caulier nou(s) pour la première et eux pour la 3e, surtout pour la 3e très souvent renforcé par –autres, sans que la forme monosyllabique zot ne soit attestée. A. Bollée interprète cette situation comme étant une grammaticalisation en cours. Concernant les pronoms personnels objets dans les textes de Caulier, tout comme en réunionnais moderne, la forme avec le préfixe à, unique dans les créoles français, est largement majoritaire. A. Bollée propose d’y voir un cas de convergence entre une généralisation des formes de l’objet indirect en français et les formes des pronoms objet en malgache, l’influence malgache ayant déjà été postulée par Chaudenson (1974, 2003). Dans B 4.2., elle traite des pronoms démonstratifs qui se présentent sous les formes ça et stila, des pronoms interrogatifs, des pronoms relatifs avec les variantes qui et que ainsi que des pronoms indéfinis.

Le chapitre B 5 est consacré au verbe et au syntagme verbal. La morphologie verbale (B 5) dans les textes de Caulier est déjà réduite à trois formes pour la plupart des verbes, tout comme en créole réunionnais moderne : la forme courte, la forme longue et une forme du futur. Dans B 5.2. « Valeur des alternances » A. Bollée explique qu’en ce qui concerne les textes de Caulier, la terminologie de forme courte et longue (tout à fait justifiée pour la synchronie des autres créoles de l’Océan Indien) est déroutante dans la mesure où il s’agit clairement d’une forme du présent (ex. [parl]) et d’une deuxième forme (ex. [parle]) dans laquelle convergent l’infinitif, le participe passé ainsi que la forme de la 2e personne et de l’impératif du pluriel. A. Bollée appelle cette 2e forme « non-finie » à juste titre.

En ce qui concerne les morphèmes préverbaux (B 5.3), l’auteur commence par constater l’effondrement complet de la flexion verbale française et l’émergence d’un système tout à fait « créole » (p. 59) dans les textes de Caulier, même si tous les marqueurs modernes n’y sont pas attestés (p. ex. le marqueur après, faute de contextes de progressivité) pour ensuite adopter une perspective onomasiologique. Le présent (B 5.3.1) est exprimé par la forme ’courte’ précédée, surtout après les pronoms, du marqueur i, issu de la reprise du sujet à la 3e personne. Curieusement, la grammaticalisation de i semble être plus avancée dans les textes de Caulier que dans les textes du 19e. Concernant l’expression du passé (B 5.3.2), la forme non-finie est de règle. L’aspect accompli est, tout comme en créole réunionnais moderne, exprimé par le marqueur préverbal la ou bien par le marqueur fini, grammaticalisé dans tous les créoles français. Fini peut aussi marquer l’antériorité. Le futur (B 5.3.3.) est majoritairement exprimé avec la forme non-finie à côté de quelques occurrences d’un futur morphologique en –ra, les formes va, sa et sava du créole réunionnais moderne ne sont pas attestées.

Dans l’introduction du chapitre B 5.4. « Etre et avoir » A. Bollée souligne que l’emploi de ces deux verbes permet d’illustrer deux hypothèses essentielles à l’égard de la créolisation : l’hypothèse de Chaudenson concernant le fait que les outils grammaticaux qui viennent clairement du français sont utilisés autrement qu’en français dans le cadre de systèmes autonomes et l’hypothèse de Arends concernant le développement graduel des créoles. Dans B.5.4.1 « Etre et la copule » A. Bollée constate d’abord la présence du verbe être sous quatre formes différentes (est, être, été et étoit) dans les textes de Caulier pour ensuite souligner que sur la base des données présentes il n’est pas possible de retracer l’évolution du marqueur temporel te du créole réunionnais moderne. En ce qui concerne la forme de la copule, basée sur la généralisation de la troisième personne du singulier du verbe être pour toutes les personnes du paradigme en créole réunionnais moderne, elle se retrouve chez Caulier essentiellement au présent sous la forme l’est, la copule zéro étant plus rare. Dans B.4.2. « Avoir et le présentatif » A. Bollée évoque quelques occurrences du verbe avoir qui s’expliquent par une influence du français pour ensuite aborder la concurrence entre le verbe avoir et gagner qui n’est pas encore présente chez Caulier où gagner signifie systématiquement obtenir. Le présentatif dans les textes de Caulier apparaît le plus souvent sous la forme n’en a. Concernant la négation (B 5.5.), A. Bollée constate une fois de plus la présence de structures françaises et créoles dans le texte de Caulier. Elle porte une attention particulière à la forme « déjà » créole napa qui aurait une double origine (forme négative du marqueur de l’accompli la et la structure française il n’y en a pas) qui aurait produit « un outil grammatical [napa] suffisamment saillant pour être identifié par les apprenants du français colonial ou approximatif comme marque négative utilisable dans des contextes différents ». Cette hypothèse me paraît tout à fait plausible.

Dans le chapitre sur les diathèses (on peut définir la diathèse comme étant la projection des rôles sémantiques sur les rôles syntaxiques), des changements notables par rapport au français se sont produits dans tous les créoles français suite à la perte de l’auxiliaire être et des pronoms réfléchis. Le passif morphologiquement non marqué, le plus souvent avec omission de l’agent, présent dans tous les créoles, se trouve aussi dans les textes de Caulier. Suite à la perte du pronom réfléchi, verbes réfléchis, pseudo-réfléchis et réciproques se présentent dans les textes de Caulier dans la majorité des cas également sans marque morphologique. Mais il existe, dans le cas des vrais réfléchis, des exemples avec pronom personnel. Un autre exemple pourrait être interprété comme étant un précurseur de la forme réfléchie en lë kor attestée en créole réunionnais comme dans beaucoup d’autres langues créoles.

Le chapitre B 6 sur « Mots grammaticaux : adverbes, conjonctions, prépositions » donne un relevé des formes qui, grosso modo, ont les mêmes valeurs qu’en français. Ceci est notamment aussi le cas de et et d’avec. Je trouve que cette observation constitue un indice particulièrement précieux parce que la conjonction et et la préposition avec connaissent, dans la majorité des créoles dès le 19e siècle, une distribution sensiblement différente de celle en français.

Les « Notes lexicales » (B 7) qui clôturent la partie B sont très brèves étant donné que A. Bollée peut renvoyer le lecteur à la thèse de Chaudenson (1974) qui port précisément sur ce sujet.

La partie C « Histoire de la Réunion et du créole réunionnais » s’ouvre sur un chapitre évoquant les débuts de la colonie (C 1). La Réunion, peuplée de manière définitive à partir de 1665, fut d’abord une escale sur la route des Indes (C 1.1.). La population des premiers Français et de leurs domestiques, le plus souvent malgaches et dans une moindre mesure indiens, croît seulement lentement jusqu’en 1714 (C 1.2 « Les premiers habitants et leurs domestiques ») et le chiffre de la population ’servile’ (la traite restait interdite jusqu’en 1723) ne dépassera pas la population libre avant 1717. A. Bollée a recours à la distinction très pertinente entre « société d’habitation » et « société de plantation » proposée par R Chaudenson. Concernant la société d’habitation (C 2), elle a recours à la documentation d’Antoine Boucher qui résida à Bourbon pendant la phase d’habitation. Afin d’illustrer la composition de la population, ses origines et son quotidien pendant cette phase, A. Bollée choisit à titre exemplaire de citer des extraits consacrés à plusieurs représentants du groupe de la population libre (C 2.2) et de la population servile (C 2.3). Cette démarche, très agréable à la lecture, est particulièrement adaptée pour donner une illustration concrète de la situation. Ces documents originaux permettent de conclure que les esclaves (ou plutôt les domestiques) qui travaillaient avec la famille du maître devaient y être linguistiquement intégrés et que les enfants des esclaves grandissaient avec ceux du maître en parlant probablement les mêmes variétés de français. Même s’il est possible que les premiers Malgaches aient parlé malgache entre eux, il est peu probable qu’ils aient transmis leur langue à leurs enfants.

Le chapitre C 2.4. est consacré à la description de la situation linguistique à Bourbon vers 1725 qui correspond à la phase de transition entre société d’habitation et société de plantation mais ne cherche pas à développer un modèle de créolisation valable pour d’autres sociétés créoles. Dans le chapitre C 2.4.2 consacré à « La langue des colons », A. Bollée fournit une analyse critique des concepts chaudensoniens d’autorégulation et de koïnèisation employés souvent de façon synonymique pour la phase d’habitation. Elle conclut que, bien que le français des Bourbonnais ait été soumis à des processus autorégulateurs, les changements linguistiques ne sont sans doute pas allés très loin. Tout en soulignant qu’il s’agit d’un continuum, elle continue sa démarche en traitant de « La langue des esclaves » (C 2.4.2) qu’elle caractérise, toujours en se servant de la terminologie de Chaudenson, de « français approximatif ». Elle arrive à la conclusion (p 101) que le continuum des parlers pratiqués à Bourbon autour des années 1720 ne peut pas être considéré comme créole. Ce constat est l’occasion de faire une brève allusion à un débat théorique important : la question de savoir si on peut traiter le créole mauricien de « parler de deuxième génération » comme le fait Chaudenson.

Le chapitre C 3 « La société de plantation » commence par le constat qu’avec la croissance considérable de la population qui commence à partir des années 1725-1730 en raison de l’arrivée massive d’esclaves, le créole se met à émerger en présence de plusieurs « ingrédients » (voir Chaudenson, 2003, pour la métaphore de la « recette de sorcière ») à savoir un peuplement français, l’absence d’un français normé, l’apprentissage non guidé de la langue dominante par une population hétérogène et linguistiquement dominée et surtout l’intégration à la société coloniale de masses significatives de populations de langues autres qui n’ont plus accès au français. Avec l’essor de l’industrie du café à partir de 1725 commence l’introduction à grande échelle d’une main d’œuvre servile de Madagascar, d’Inde, d’Afrique de l’Ouest et, à partir de 1733, également du Mozambique. Durant le gouvernement de Mahé de La Bourdonnais de 1735 à 1746 et après, Madagascar reste la principale source d’esclaves jusqu’à dans les années 1760 où la traite d’Afrique de l’Est devient plus importante. Au moment où la canne à sucre devient presque la culture unique dans l’île, l’esclavage est mis en cause et finalement aboli en 1848 ; plus de 62.000 personnes sont libérées.

Le chapitre C 3.2 « La société bourbonnaise » s’ouvre alors sur un paragraphe (C 3.2.1 « Une société à deux vitesses ») qui décrit la situation exceptionnelle de Bourbon : d’un côté le métissage y est beaucoup plus important que dans d’autres colonies sucrières, d’un autre côté il s’y développe une société blanche à deux vitesses avec d’un côté de grands propriétaires et d’un autre côté des blancs pauvres n’exploitant que de très petites propriétés.

A propos de l’intégration des esclaves dans cette société coloniale (C 3.2.2), A. Bollée souligne d’abord le rôle important des esclaves créoles comme agents de socialisation pour répondre par la négative à la question de savoir si l’arrivée massive de « bossales » a déclenché une « catastrophe communicative », souvent donnée comme condition essentielle à la genèse d’un créole. Le paragraphe C 3.2.3 « La vie sur les grandes propriétés » décrit les conditions de vie extrêmement pénibles dans les plantations de canne à sucre pour se terminer sur l’hypothèse selon laquelle la répartition des esclaves en plusieurs ’bandes’ a pu être un facteur important pour l’intégration linguistique des nouveaux arrivants. En ce qui concerne la vie sur les petites propriétés (C 3.2.4), il convient de constater que les petits propriétaires de plus en plus pauvres à cause du morcellement grandissant des terrains vivent pratiquement dans les mêmes conditions que leurs esclaves qui sont en interaction permanente avec eux.

Dans C 4 « Du français approximatif au créole : un développement graduel » A. Bollée, en suivant J. Arends, formule d’abord sa définition de la créolisation linguistique comme étant un processus graduel d’acquisition de langue seconde par plusieurs générations d’adultes d’origine malgache ou africaine qui s’étend sur plusieurs décennies et au cours duquel le français approximatif qui s’est développé durant la période d’habitation se transforme en créole (p 117). Elle souligne que le créole réunionnais a un caractère exceptionnel à deux égards : d’une part, bien qu’il s’agisse d’un créole « autonome », la créolisation est moins radicale que dans d’autres aires créolophones. D’autre part, le créole réunionnais se présente sous forme d’un continuum avec une variété basilectale parlée dans les régions où les grandes propriétés étaient dominantes et une variété acrolectale pratiquée dans les zones des petites propriétés.

Dans les chapitres qui suivent (C 4.1-4.4), A. Bollée se propose de retracer l’évolution graduelle du créole à partir du français approximatif essentiellement dans les domaines du nom, des déterminants du nom et des pronoms avec la perspective de donner quelques éléments pour l’écriture d’une grammaire historique. Pour ce faire, elle se fonde sur la base empirique des textes de Caulier et de ceux de la première moitié du 19e siècle de Louis Héry (1828 , 1849, 1856) et de Frédéric Levavasseur (1844). Après un paragraphe sur la prononciation (C 4.1), elle aborde en C 4.2 le nom et le syntagme nominal : Les agglutinations, sporadiques dans les textes de Caulier, deviennent beaucoup plus fréquentes au 19e siècle dans les textes de Héry, elles sont pourtant rares en créole réunionnais moderne. A. Bollée évoque l’hypothèse de Baker & Corne 1986 qui y voient une influence des locuteurs bantouphones, massivement présents au milieu du 19e siècle, et explique la quasi-disparition des agglutinations dans le développement ultérieur du créole réunionnais par le fait que les articles préposés n’ont pas perdu leur fonction, ce qui n’est pas le cas en créole mauricien où la disparition de l’article défini préposé a rendu possible le développement sans entrave de nombreuses agglutinations. Il s’agit d’une explication particulièrement plausible d’un changement linguistique qui se fonde, dans une perspective comparative, aussi bien sur des arguments internes à la langue que sur des arguments externes liés au contact de langues.

En ce qui concerne le nombre, le marqueur bann, absent des textes de Caulier, se développe comme marque du pluriel dans le créole réunionnais moderne mais reste limité aux animés tandis que les inanimés sont marqués par . Le système créole des déterminants possessifs, quant à lui, se met en place dès les textes de Caulier, tandis que pour le système des pronoms personnels (C 4.3), l’apparition du nouveau système créole se fait en deux phases : la première phase qui correspond à l’époque des textes de Caulier est caractérisée par la distinction entre pronoms sujet et pronoms objet marqués par a. La deuxième phase avec la grammaticalisation de zot pour les 2e et 3e personnes du pluriel, l’émergence de la variation des pronoms de la 1e et 2e personne du singulier et l’évolution des formes contractées (mi, ma, vi etc.) est atteinte dès le 19e siècle.

Le chapitre 4.4., intitulé « Le verbe et le syntagme verbal », contient une brève récapitulation des faits déjà évoqués en B 5 pour illustrer le caractère graduel de la créolisation linguistique. L’objectif du dernier chapitre est déjà résumé dans son titre : « Chaque créole a son histoire à lui ». A. Bollée souligne une fois de plus que son livre poursuit l’objectif limité de retracer l’évolution graduelle du créole réunionnais différente de celle d’autres aires créolophones – elle donne l’exemple du papiamento - où il paraît tout à fait justifié de parler de « catastrophe communicative ». Même si elle exclut une créolisation abrupte pour le créole à Bourbon, il lui semble probable qu’il y ait eu une rupture partielle, certaines catégories du français ayant été perdues. Tout comme R. Chaudenson elle considère le créole réunionnais comme autonome par rapport au français mais elle renonce à déterminer un moment précis où le bourbonnais mérite le nom de « créole ».

Cette nouvelle publication d’Annegret Bollée constitue ainsi une étude exemplaire à tous égards : la grande précision dans l’analyse de données qui, à première vue, semblent être chaotiques, mène à l’hypothèse très forte d’une créolisation graduelle à l’Ile de la Réunion. Elle ouvre des perspectives extrêmement intéressantes et invite la communauté à présenter des analyses du même type concernant l’histoire d’autres langues créoles.

Cet ouvrage représente non seulement une lecture obligatoire pour tous les créolistes mais aussi pour tous les étudiants en linguistique parce que le livre réussit parfaitement, dans un espace limité de 152 pages, à conjuguer rigueur méthodologique dans l’analyse de données linguistiques hétérogènes et précision dans la présentation de faits sociohistoriques.

Kriegel, Sibylle (kriegel@up.univ-mrs.fr )